Avec le philosophe Kwamé A. Appiah (1954-), je pense que, de nos jours, c’est un « fantasme » de croire que les identités culturelles sont simplement choisies. Au contraire, ce sont elles qui « s’emparent de nous », pouvant nous aliéner. L’annonce de l’Évangile peut-elle nous éviter une telle aliénation ?
L’éthicien américain Richard Niebuhr (1894-1962) avait repéré plusieurs manières possibles d’articuler l’Évangile du Christ et la culture. J’en retiens deux :
– En Christ, l’Évangile a choisi de s’incarner dans la culture, sans que celle-ci puisse l’enclore définitivement.
– L’Évangile vient sans cesse éclairer de manière paradoxale et critique toute culture.
Il me semble que ces deux articulations ne s’excluent pas mais, au contraire, se complètent dans notre mission de témoins de l’Évangile.
En effet, tout d’abord, notre témoignage s’incarne dans la culture. Celle-ci désigne pour moi ce que l’humain utilise pour ouvrir la nature à la question du sens. Cela implique une écoute attentive de ce qui se dit dans notre culture, souvent à travers l’imaginaire collectif. Nous pourrons alors y discerner ici ou là, de temps en temps, quelque chose qui relève symboliquement du sens ultime de la vie. Le travail d’écoute devient indispensable, lorsque les significations des mots évoluent avec le temps : la notion de « genre », essentiel lement grammaticale auparavant, devient identitaire ; l’euthanasie, qui signifie étymologiquement « la bonne mort », devient l’acte de provoquer la mort de manière médicalement assistée…
Ensuite, toute culture peut devenir asservissante ou aliénante lorsqu’elle nous enferme dans l’immanence de nos propres moyens limités. Voilà pourquoi elle a besoin d’être éclairée de manière critique et paradoxale par une Parole qui lui est transcendante. Cette Parole échappe à la culture mais s’y incarne. Car l’obscurité ne peut pas aider à surmonter l’obscurité ; seule une Lumière plus forte le peut. Cette Lumière peut se présenter sous les mots d’une Parole qui questionne sans cesse la culture pour la réformer.
Par exemple, pour l’instant, notre société a tendance à cataloguer les personnes selon leurs caractéristiques innées et/ou héritées : certaines catégories de personnes héritent de plus de droits ; tandis que d’autres se résignent à leur manque de droits. Celles-ci n’en souffrent pas forcément encore, tant que des jugements ne sont pas posés sur leur situation. Mais une fois que cela arrive, leur désespoir peut l’emporter sur leur liberté et sur leur responsabilité. Alors qu’une Lumière d’espérance peut donner l’éclairage nécessaire pour que ces catégories de personnes trouvent le sens le mieux adapté à leur situation. Et elles pourront alors recevoir le courage de recadrer les identités culturelles, dans lesquelles la société a tendance, consciemment ou non, à les enfermer.
Ainsi, être témoin de l’Évangile signifie, pour moi, le laisser questionner ma culture. Et l’incarner dans une religion pour chercher un sens de la vie, à l’écoute de ce que Dieu dit à travers la culture. La frontière à franchir n’est pas tant entre ceux qui annoncent et ceux à qui il faut annoncer, mais en moi. Ce qui est décisif consiste à laisser l’Évangile nous donner le courage d’intérioriser notre culture et de la questionner pour mieux la recadrer, en sorte qu’elle nous corresponde davantage. Il en résultera une prédication et un service sans cesse réformés par la Parole de Dieu, et incarnés dans le contexte où nous vivons.