Doctorante en théologie à Princeton, la hongkongaise See Yin (Celine) Yeung a publié samedi 21 mars un texte (1) que nous nous permettons de traduire en entier avec son autorisation car il résume bien les problématiques actuelles sur les sacrements, particulièrement depuis une cité qui est l’une des lignes de front de la démocratie et de la liberté religieuse.
Elle a participé récemment à une Sainte-Cène en ligne avec sa paroisse d’origine, les protestants (surtout non-luthériens) peuvent plus facilement expérimenter la communion à distance que les autres. Et cela a des implications politiques.
Le temps est-il venu où les gens n’honoreront plus le Père sur le mont Gerizim ou à Jérusalem (2) mais en ligne ? La pandémie actuelle a brutalement bouleversé nos vies et démontré la vulnérabilité de notre système de santé. Il démontre aussi la flexibilité ou l’inflexibilité de l’Église et de sa théologie. Pendant une pandémie, il est inévitable de digitaliser le culte du dimanche. Peut-être n’est-ce pas si contestable. Dans mon propre contexte (Hong Kong), qui a été frappé par le nouveau coronavirus dès janvier, la communauté chrétienne a réfléchi à cette soudaine digitalisation de l’Église. Il y a eu quelques débats inter-dénominationnels à propos de la communion en ligne. Il semble que la pandémie ait renouvelé l’intérêt de beaucoup de chrétiens pour leur rituels bien trop familiers.
Peut-on autoriser la communion en ligne ? Une question plus fondamentale est de savoir si la tradition croit à la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Par exemple, l’Église Catholique Romaine et les dénominations luthériennes (en général) croient que le corps et le sang du Christ sont véritablement présents dans les éléments eucharistiques. Pour la première, lorsque les éléments sont consacrés, la substance du pain et du vin se change en la substance du corps et du sang du Christ. Pour les autres, cette transformation n’a pas lieu mais Christ est présent dans, avec et par l’intermédiaire du pain et du vin, parce que le Christ l’a dit. Dans ces deux traditions, la consécration des éléments est vitale. Ce que le fidèle ingère doit être consacré.
Pour les traditions qui ne croient pas à la présence physique du Christ dans les éléments, comme les Églises réformées, baptistes ou non-dénominationnelles en général, il n’y a pas de consécration. On met souvent l’accent sur le travail de l’Esprit Saint, qui travaille directement dans les cœurs. Pour la tradition réformée, l’Esprit Saint élève les cœurs des fidèles croyants qui entrent en communion avec le Christ. Pour les Églises baptistes et non-dénominationnelles, le pain et le vin sont des symboles qui représentent le corps et le sang du Christ. La congrégation partage les éléments en souvenir de lui. Les paroles de la personne qui préside sont importantes mais elles ne transforment pas les éléments. Les éléments restent des symboles. Le croyant reçoit le Christ par la foi.
Aussi bref et ultra-sommaire soit-il, ce résumé des différentes traditions révèle un point : la croyance en la présence réelle du Christ ne concerne pas seulement la présence du Christ dans les éléments. Elle détermine structurellement le rôle du clergé. Et cela fait toute la différence. Si une tradition croit en la présence réelle du Christ dans les éléments, ne seront considérés comme de véritables éléments de communion que des éléments consacrés. En conséquence, le pouvoir et l’autorité de consacrer ces éléments sera réservé à un clergé ordonné et seuls ces éléments consacrés seront acceptés comme communion véritable. Dans les traditions qui croient à la présence réelle, la communion en ligne n’est donc pas possible. La congrégation doit recevoir le corps et le sang du Christ des seules mains du clergé. Le catholique laïque peut regarder une messe en ligne mais il ne peut pas participer à la communion elle-même. La tradition catholique romaine appelle cela la communion spirituelle par laquelle un croyant qui ne peut participer à la communion effective prie et entretient son désir de communion.
D’un autre côté, pour les traditions dans lesquelles les éléments eucharistiques ne sont pas consacrés et qui croient que dans la communion, la congrégation proclame et commémore le Christ, la communion en ligne n’est pas impossible. Les membres de l’Église peuvent préparer leur propres éléments chez eux, puis le pasteur et les membres de la congrégation partagent leurs propres éléments ensemble à travers une plateforme de streaming en ligne. Puisque la base est de proclamer et commémorer le Christ, il n’y a rien qui empêche une telle proclamation et un tel souvenir. Et puisque la grâce vient de l’Esprit Saint, la séparation spatiale peut assurément être surmontée (et effectivement, la technologie la surmonte aussi).
Comme l’ont remarqué des théologiens de la libération comme Claudio Carvalhaes et Juan Luis Segundo (3), la question de la communion n’est jamais seulement une question théologique – c’est aussi en même temps une question politique. Je ne peux m’empêcher de remarquer que la pandémie actuelle démontre le caractère démocratique ou non-démocratique de telle ou telle théologie.
Il y a controverse sur la communion en ligne lorsque la tradition pense que les membres laïcs de la congrégation ne peuvent pratiquer la communion et recevoir le Christ que des mains du clergé (ou de ceux que le clergé a désigné). Même si ce n’est pas forcément l’intention, la croyance en la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie oblige à ce qu’une certaine classe – le clergé – bénéficie d’un accès spécial au corps et au sang du Christ. Puisque l’Eucharistie est vue comme moyen de la grâce, les gens ordinaires – les membres laïques de la congrégation – ne peuvent en conséquence recevoir la grâce que par l’intermédiaire de la classe privilégiée. Lorsque l’accès au clergé est exclu du fait d’une épidémie, l’accès des laïcs au corps et au sang du Christ est également exclu.
Le privilège du clergé se manifeste dans l’architecture même des hautes Églises : les membres laïques de la congrégation sont éloignés de l’autel et il y a même souvent une rambarde pour les en séparer et qui leur permet de recevoir la grâce des mains du clergé. Les laïques ne participent tout simplement pas à la liturgie si ce n’est pour répéter la prière « officielle ». La messe latine implique que les laïques n’ont même pas besoin de comprendre ce qui se passe.
La question de la communion en ligne dévoile le côté politique de la théologie eucharistique. On peut faire la même analyse du sacrement catholique de la confession. Lorsque la distanciation sociale exclut les catholiques de la confession, il y a crise à moins que le clergé puisse offrir des confessions en ligne ou en « drive-thru » (4). La crise dévoile à quel point la théologie sacramentelle peut forcer les consciences laïques à lourdement dépendre d’une élite.
La réformation de l’Eucharistie au 16e siècle fut en fait un transfert de pouvoir. Dire que le pouvoir est à l’Esprit Saint, c’est détruire le pouvoir de la structure ecclésiale hiérarchique. En même temps, c’est donner le pouvoir aux gens. L’Esprit Saint est également présent à tous. Il n’y a pas d’accès privilégié à la grâce de Dieu.
Comme l’ont remarqué plusieurs pasteurs de Hong Kong, le double contexte de l’épidémie et d’une oppression accrue force à repenser l’existence de l’Église et une décentralisation de l’autorité dans l’Église. Le croyant laïque doit être sollicité et donc autorisé à témoigner de Dieu dans son propre contexte. Le témoignage des membres de l’Église est le témoignage de l’Église, particulièrement en un temps troublé. On doit se concentrer sur l’efficacité des gens, pas des sacrements. Autoriser la communion en ligne au milieu d’une pandémie, c’est exactement ça.
Il n’y a pas de doute que, comme beaucoup l’ont signalé dans ce débat, la fraternité physique est importante. La question de la communion en ligne dévoile encore un autre problème courant dans notre communion habituelle : l’individualisme. Les individus réfléchissent sur eux-mêmes et ne partagent les éléments qu’avec un minimum d’interaction personnelle. Maintenant que la communion physique n’est plus possible, on commence à s’inquiéter de l’aspect communautaire. Bien sûr, la communion ne devrait jamais être une affaire individuelle et toujours un partage communautaire de Christ ensemble pour être appelés à être membres du Christ. Cependant, la communion en ligne n’implique pas forcément de l’individualisme. La technologie peut précisément favoriser la fraternité pendant une pandémie. Le pasteur et la congrégation partagent ensemble la plateforme de streaming en direct une fois que la technologie a surmonté les restrictions spatiales. Et les personnes qui autrement n’assistaient pas au culte de l’Église ou ne le pouvaient pas peuvent maintenant y participer de chez eux. À cause de la pandémie, j’ai moi-même pu participer pour la première fois à la communion de ma paroisse hongkongaise tout en vivant aux États-Unis.
Il faut revenir à la réponse de Jésus à la question de la femme samaritaine sur le bon lieu de culte. Le bibliste Ming Him Ko a remarqué, à propos de la récente digitalisation de l’Église, que quand Jésus a dit que le temps était venu de rendre un culte à Dieu en esprit et vérité (Jean 4,21-23), « esprit » signifie spécifiquement l’Esprit Saint. Le temps est donc venu, et c’est maintenant, de rendre un culte à Dieu au moyen de l’Esprit Saint et de ne pas être limité par un lieu ou une institution.
La communion en ligne n’est pas simplement une affaire d’adaptation technologique. L’Église doit être vivante et toujours attentive aux besoins de ce monde brisé. À chaque nouvelle crise, l’Église est appelée à être créative. L’institution ecclésiale et ses traditions doivent servir la communauté locale et non l’inverse.
(1) Online Communion amid Pandemic? A Theological and Political Reflection. See-Yin (Celine) Yeung est doctorante en théologie systématique au Séminaire Théologique de Princeton après avoir étudié à Hong Kong, Oxford et Aberdeen. Sa recherche porte sur la doctrine réformée et le contexte juif de la Sainte Cène.
(2) Allusion au dialogue de Jésus et de la femme samaritaine (Jean 4,1-42) à qui Jésus dit (verset 21) : « Femme, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père ». Cette montagne est le mont Gerizim qui est la montagne sacré des Samaritains près de Naplouse.
(3) Juan Luis Segundo (1925-1996), jésuite uruguayen, est l’un des pères de la théologie de la libération. Son ouvrage majeur estThéologie ouverte pour le laïc adulte (5 volumes de 1968 à 1984). Claudio Carvalhaes est lui un presbytérien brésilien qui enseigne à l’Union Theological Seminary de New York et est spécialiste de la liturgie en contexte post-colonial.
(4) Voir la dépêche AFP sur l’initiative très médiatisée de ce prêtre catholique du Maryland : With churches closing, US priest offers drive-thru confessions.