Notre-Dame-de-Vefa à Istanbul est surnommée l’« église du premier du mois ». Le haut mur, les grilles et les barbelés détonnent avec ce qui s’y passe. Chaque nouveau mois, des chrétiens et musulmans patientent ensemble afin de faire un vœu dans ce lieu dédié au culte orthodoxe. Emine Sanli est musulmane. Elle connaît déjà l’endroit, explique Challenges. « Nous sommes venues avec des amies et le vœu de chacune s’est réalisé ! » déclare-t-elle. Depuis, elle prête des pouvoirs à l’eau de la source, bénie par un prêtre, sur laquelle l’église a été construite. « C’est la première fois que je vois une telle foule. C’est peut-être que l’économie va mal », plaisante la quinquagénaire qui n’a désormais plus de problème aux mains.
Les femmes sont majoritaires dans la file d’attente. Avant d’entrer dans l’église orthodoxe, elles achètent des petites clés et de quoi faire des offrandes. Celles-ci varient selon le vœu que l’on souhaite formuler : santé, paix intérieure, argent, réussite, mariage, fertilité, etc. Une touriste géorgienne distribue des loukoums à ceux qui patientent. « Quand un vœu se réalise, il faut revenir et donner des confiseries aux gens », explique la trentenaire.
« Nous sommes tous enfants de Dieu »
Dans la queue, une autre musulmane attend son tour. Elle ne trouve pas incongru de venir faire un vœu dans une église. « Nous pouvons avoir des religions différentes, mais nous sommes tous enfants de Dieu », souligne-t-elle. D’ailleurs, à l’intérieur de l’église, les croyances et les rites s’entremêlent. Il y a ceux qui se signent à la manière orthodoxe, ceux qui prient les mains ouvertes et un prêtre. Lui récite une prière le dos tourné à l’assemblée.
Au sous-sol, un message précise qu’il est possible de se laver les mains et le visage dans l’eau de la fontaine, mais pas les pieds, une pratique réservée à l’islam. « La présence de pèlerins d’horizons différents révèle que (…) nous pouvons coexister malgré nos différences culturelles, linguistiques, religieuses et idéologiques », commente le père Hieronymos Sotirelis.
« Une longue tradition héritée des empires »
Autrefois une minorité importante dans l’empire ottoman, les chrétiens ne représentent plus que 0,2% des 85 millions de Turcs, selon des estimations. Le génocide arménien, les massacres des Assyriens et ceux des Grecs pontiques, mais aussi les échanges de populations et les pogroms du XXe siècle.
L’église Notre-Dame-de-Vefa témoigne du passé multiculturel d’Istanbul. « Cette tradition de partage d’un espace est une longue tradition héritée des empires, qui réunissaient tant de peuples différents », rappelle Karen Barkey. Istanbul a, en effet, été une capitale impériale. La titulaire d’une chaire de sociologie et d’étude des religions au Bard College de New York a trouvé sur Internet d’autres « lieux sacrés partagés » autour de la Méditerranée. C’est notamment le cas en Grèce, en Tunisie ou au Maroc où des églises, synagogues et sanctuaires musulmans « ont survécu à ce type de nationalisme homogénéisateur qui veut que chacun soit dans son propre espace ».