En 1996, dans l’Encyclopédie du protestantisme éditée par Pierre Gisel, Denis Muller et Carl Keller estimaient déjà que l’ère de la méfiance vis-à-vis de la spiritualité dans sa forme mystique, mise en place par la théologie dialectique (K. Barth entre autres), est révolue. Pour eux, désormais, la spiritualité peut être vécue, non plus comme des exercices spirituels pour monter jusqu’à Dieu, mais comme une forme de vie spirituelle exprimant la gratuité d’une foi reçue comme un don. Cela permet entre autres, selon eux, de mieux vivre la dimension spirituelle à travers les cinq sens. Dans toute spiritualité qui en résulte, l’Esprit de Dieu ne réside pas dans l’esprit humain, mais pousse ce dernier à sortir de soi (P. Tillich). La spiritualité anticipe alors le royaume de Dieu, sans prétendre à l’immédiateté de ce dernier. Elle repose en Dieu qui la renvoie au monde. Elle peut répondre à la quête de sens vécue par nos contemporains, face à un intellectualisme matérialiste et rationaliste qui tend à les enfermer dans un rapport mécaniste sujet-objet avec la Création (A. Whitehead).
Aujourd’hui, je distingue, entre autres, deux formes de spiritualité. La première entreprend une quête du sens par la réalisation de soi (A. Maslow). Ce genre de quête risque de tomber dans le piège du recroquevillement sur une identité tournée vers soi-même, embarquée dans une campagne pour convertir ceux du dehors. Une seconde tendance consiste à rechercher une harmonie offerte par l’ouverture à une transcendance. Cette harmonie invite à un décentrement de soi, et à considérer le bonheur de l’autre comme contribuant au mien, voire à considérer l’équité comme supérieure à mon bien-être personnel (Rawls). Le fait d’assumer une identité collective peut aider à trouver une telle harmonie, encore faut-il ne pas s’y laisser enfermer (K. Appiah), et ce en acceptant qu’elle soit sans cesse questionnée par une identité reçue de la Parole d’un Autre. La spiritualité est certes affaire d’héritage, car l’intériorité s’inscrit dans un langage extérieur reçu, mais elle est aussi affaire d’expérience personnelle (F. Lienhard). En tous cas, la spiritualité d’harmonie offre la possibilité d’une « co-créativité » adaptative, capable d’assumer collégialement tout changement de contexte pouvant altérer toute identité. Elle permet une éthique de la possibilité participative, où l’espérance l’emporte sur la peur de l’effondrement (A. Appadurai).
De fait, je suis constitué d’atomes, comme tout élément vivant ou non de la Création, en interaction avec les autres atomes de l’Univers, tous en chemin dans un dynamisme créateur. Cette symbiose est vécue à travers mes cinq sens. Elle est catalysée en moi par la présence d’un Vivant, qui traverse tout mur pour me rejoindre et me ressusciter, en me faisant « voir » les signes de son espérance, pour m’attirer vers celle- ci. Il a pris ce risque avec Thomas, qui ne pouvait vivre dans son intériorité que ce qu’il percevait par ses sens, dans l’espace et le temps. La spiritualité qui en résulte appelle à suivre le Christ, dont la présence s’incarne dans l’histoire, non pour fusionner avec celle-ci, mais pour la transcender.
Des spiritualités proposent aujourd’hui des chemins dans la quête du sens. L’identité ultime offerte par grâce par la Parole de Dieu vient sans cesse interroger cette quête, pour qu’elle ne devienne pas un repli sur soi entravant la relation avec les autres créatures, mais ouvre à la dimension spirituelle de la Vie éternelle.
Par Mino Randria, pasteur à Toulouse