Lorsque les Réformateurs affirment que les paysans dans leurs champs rendent autant gloire à Dieu qu’un prêtre dans son église, d’une part, ils n’assujettissent plus l’espace profane à l’espace sacré, et, d’autre part, encouragent les hommes à être des acteurs économiques performants au sein de leur communauté.
Par Brice Deymié, aumônier national des prisons, Fédération protestante de France
En caricaturant à peine, nous pourrions dire qu’au début de la Réforme, l’argent gagné par les fidèles protestants est réinvesti dans d’autres entreprises, alors que l’argent des fidèles catholiques sert la gloire de l’Église, censée produire des œuvres belles et faire oublier la rudesse du monde d’ici-bas.
Dans le monde catholique médiéval, le pauvre est une figure du Christ et c’est par l’aumône, concédée au pauvre, que l’on approche le Christ.
Le riche peut alors s’absoudre à bon compte par l’aumône qui lui permet d’approcher une réalité quasi divine. Le pauvre peut se consoler en se disant plus proche de son Seigneur par son dépouillement. L’objectif de l’aumône n’est donc certainement pas de permettre au pauvre de sortir de sa condition, mais de maintenir le statu quo social dont on ne verra le dénouement que dans le Royaume de Dieu. Les Réformateurs vont critiquer à la fois les pauvres et les riches. Les pauvres seront accusés de paresse ou d’oisiveté, et les riches d’entretenir le pauvre dans la dépendance.
Les Réformateurs rappellent que l’Évangile exige que chacun puisse construire sa dignité en s’émancipant de la précarité. Le travail est présenté comme le moyen le plus simple de rendre sa dignité au misérable. Le riche, comme l’État d’ailleurs, ne doit plus faire l’aumône aux pauvres mais leur offrir du travail. La Réforme a une attitude tout à fait pragmatique et n’hésite pas à remettre en cause le grand tabou médiéval qu’était l’interdiction du prêt à intérêt. Calvin pense que celui-ci peut permettre de développer l’industrie et donc de donner des emplois à ceux qui en sont privés.
Les Réformateurs n’ont pas condamné la possession de biens matériels car ces derniers sont le véhicule et le signe de la grâce générale de Dieu. Ils sont à la fois chargés d’une valeur spirituelle et d’une valeur pédagogique. Par ces richesses, Dieu entend conduire les hommes à lui, comme l’exprime Jean Calvin dans son commentaire sur la Genèse : « […] il sera le Dieu des enfants d’Abraham, afin qu’ils ne s’arrêtent point en la terre, mais qu’ils pensent d’être menés plus haut ». Si Dieu offre les bénédictions de la terre, ce n’est pas pour que le peuple s’arrête à ces signes, mais pour qu’il accède aux réalités spirituelles. Les richesses temporelles sont les signes des richesses à venir et elles doivent donc être entièrement consacrées à Dieu.
Pour les protestants, les richesses n’apparaissent pas d’abord comme un objet de la morale, mais comme un élément de la vie religieuse. L’homme est donc devant un choix crucial : soit il les reconnaît et les reçoit dans la foi comme un don de Dieu, soit il confère à ces richesses une efficacité autonome et en fait des idoles.
Dans le protestantisme, on peut donc très bien être riche, à condition de ne pas l’être pour soi et d’être simplement le dépositaire de ces biens. En cela, les protestants sont fidèles à l’Évangile où le riche est exposé au danger de penser que sa vie est garantie par ses biens, ce qui l’empêcherait de voir le présent où Dieu vient le rejoindre. On a longtemps pensé, à la suite de la publication de l’ouvrage de Max Weber (1), que la pensée économique protestante avait favorisé le développement du capitalisme, et sans doute y a-t-il des affinités. Mais n’oublions pas que Max Weber lui-même reconnaissait que la préoccupation des Réformateurs sur la question de l’argent était religieuse et que leur éthique ne se donnait nullement pour but la prospérité matérielle.
(1) L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905, « Champs Classiques », Flammarion, Paris, 2017.