Ce désintérêt est souvent perçu comme un héritage des Réformateurs, Calvin en particulier, lesquels ont aboli toute invocation, « mystique » ou pratique de piété concernant ces êtres. En effet, dans son chapitre consacré aux anges dans l’Institution, Calvin fait montre d’une grande sobriété. Il admet certes, avec l’Ecriture leur existence, mais il spécule peu sur leur nature et insiste plutôt sur leur rôle de messagers et d’auxiliaires de la providence divine. A plusieurs reprises, il met en garde contre les spéculations oiseuses : « A propos des anges, je m’efforcerai de garder la réserve que Dieu demande, afin de ne pas troubler la foi des lecteurs en nous livrant à plus de spéculations que nécessaire… »1. Il est peu convaincu par l’angélologie du Pseudo-Denys l’Aréopagite car ce dernier « a traité de beaucoup de choses avec subtilité mais, si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que la plus grande partie n’est qu’une fable »2. On a l’impression ironise Calvin, qu’il est comme tombé du ciel et raconte non seulement ce qu’il a appris, mais ce qu’il a vu. Alors que Paul, ravi au troisième ciel, n’a rien enseigné de tel, mais a plutôt affirmé qu’il ne lui était pas permis de révéler ce qu’il avait vu3.

Ainsi, par sa retenue, Calvin aurait ouvert la porte au scepticisme protestant à l’égard des anges qui a culminé avec Schleiermacher. Ce dernier s’est montré fort sceptique quant à la réalité de leur existence et a insisté sur le peu d’intérêt qu’ils représentaient du point de vue théologique : « La seule proposition que nous puissions émettre sur la doctrine des anges, c’est que si ces êtres existent, cette doctrine ne peut exercer aucune influence sur notre conduite, et que des manifestations de leur existence ne sont plus à attendre »4.

La sobriété, la retenue si l’on veut, voire le scepticisme, protestant à l’égard des anges tranche avec l’intérêt catholique. En effet, beaucoup de penseurs catholiques ont porté leur réflexion sur les anges, tant au niveau de la théologie spéculative que de la mystique. Fleurit en milieu catholique toute une littérature mystique notamment à partir de spéculations sur l’échelle de Jacob, épisode biblique revisité par la philosophie néoplatonicienne. Dans une telle perspective, on soutient que le Dieu inconnaissable en lui-même ne peut se manifester que sous la forme des anges qui sont comme son émanation. Les anges apparaissent ainsi comme les transmetteurs des énergies divines ; comme des pédagogues spirituels chargés d’enseigner la pratique des vertus mystique et la contemplation aux humains5. Ils sont des accompagnateurs spirituels, des aides dans la lutte contre la tentation et les démons, des intercesseurs et des protecteurs : on sait l’importance du thème de l’ange gardien dans la théologie et la piété populaire catholiques.

Philippe Faure6, s’en prend tant aux fondamentalistes qu’aux rationalistes étriqués qui, pense-t-il, sont « destructeurs de toute dimension mystique » ; contre eux, il s’assigne la tâche de « dégager les enjeux de l’angélologie et la fécondité symbolique des figures médiatrices, de montrer que l’homme, l’univers, la Divinité même, ne prennent réellement sens, que par le monde angélique, océan spirituel qui met l’Etre en mouvement et le transfigure »7.

S’il serait injuste d’accuser les protestants d’avoir déserté le sujet, on peut néanmoins reconnaitre qu’ils n’ont pas apporté de contributions majeures à l’angélologie. Les quelques pages consacrées aux anges dans les différentes théologies systématiques évangéliques, quoique bien enracinées dans le texte biblique, ne sont pas particulièrement novatrices. Celui qui serait à la recherche d’une réflexion théologique approfondie et stimulante à propos des anges, d’un point de vue protestant, ne pourra éviter le détour par Karl Barth. En effet, le théologien suisse a consacré […]