Au sud du Sahara, beaucoup reste à connaître sur la transition entre Eglises européennes, missions coloniales, et christianisme postcolonial africain. Que s’est-il exactement passé des années 1940 aux années 1980 ? Dans la perspective d’une « histoire globale » qui sorte de l’européocentrisme, le besoin est grand de renouveler les perspective à l’aide de sources et analyses africaines. C’est pourquoi le précieux apport de La pensée de mon père mérite particulièrement d’être salué. « Ce livre dévoile quelques pans de la stratégie Ruhigita afin d’aider au maintien et à la promotion de son œuvre, résultat d’une synthèse de génie entre pentecôtisme et réalité spirituelle africaine, sans verser dans un syncrétisme dangereux ». C’est par ces mots, en 4e de couverture, qu’est présenté le fil directeur de cet ouvrage de 76 pages, publié en langue française à la fin de l’année 2013. Ce document est signé par l’un de ses fils, Majagira Ruhigita Espoir Bulangalire (1), pasteur, docteur de l’université de Paris IV, président-fondateur de la CEAF (Communauté des Églises d’Expression Africaine Francophones).
Le livre se subdivise en cinq chapitres, couronnés par une conclusion qui refuse la tentation hagiographique : « se souvenir et non célébrer » (p.71).
Le premier volet présente « Ruhigita, l’homme ». Écrit à l’occasion du vingtième anniversaire de son décès, l’ouvrage se penche sur la personnalité attachante de ce pasteur pentecôtiste congolais et professeur (mwalimu), infatigable inspecteur des écoles habité par un charisme de bâtisseur. Féru de développement et d’éducation, il n’a pas fait que réfléchir. Il a mis en œuvre, fait sortir de terre des espaces nouveaux où s’est incarnée sa vision d’un christianisme social holistique. En s’appuyant sur un livret autobiographique (2), l’auteur campe le parcours spirituel d’un homme converti au christianisme à l’âge de huit ans, et pointe un caractère de rassembleur et protecteur, passionné par l’éducation. Combinant intelligence théorique et pratique, Ruhigita, tel qu’il est décrit, apparaît comme un pédagogue généreux et entreprenant, très porté sur la valorisation des talents d’autrui, au service de l’annonce évangélique.
Dans le second chapitre, intitulé « une praxis éclairée », il lève un coin de voile sur les réalisations de Ruhigita. Rattaché à une mission pentecôtiste libre suédoise, il se retrouve vite à l’étroit dans un cadre européen marqué par un certain paternalisme. Face au manque d’ambition des pentecôtistes suédois, il innove, bouge les lignes, ose entreprendre, avec une triple exigence : « formation, moralisation et promotion » (p.22). En note, l’auteur cite Banyene, qui relève, à l’actif de Ruhigita, la création de 244 églises, 412 écoles primaires et secondaires, une université, 2 grands hôpitaux, entre autres réalisations. Considérable ! Santé, action sociale, spiritualité se trouvent liés, dans une approche holistique qui vise aussi à promouvoir le rôle des femmes (accès aux responsabilités, aux formations bibliques).
Une vision holistique de la foi chrétienne
Le chapitre 3 revient ensuite sur les ressorts de son engagement au Congo. De nombreuses tensions, conflictualités, jalousies et impensés racistes ont émaillé son parcours. L’exemple de la création de l’Université Évangélique en Afrique (UEA) en est une illustration. « Les Suédois s’inquiètent, s’opposent et organisent avec l’aide de Congolais naïfs qu’il avait cependant lui-même formés, une machination pour le déstabiliser » (p.43). Le projet voit le jour malgré tout, et l’UEA déploie ses formations -santé, économie, agronomie, gestion etc-dans la droite ligne des préoccupations holistiques de Ruhigita, apôtre d’une foi qui nourrit et développe à la fois spirituellement, éducativement et économiquement.
Le quatrième volet de l’ouvrage détaille « une spiritualité pratique, le secret de sa réussite » (p. 49 à 60). L’occasion de souligner l’anthropologie qui guide ce pasteur congolais si entreprenant. Centrée sur Jésus-Christ, sa pensée défend la formation comme levier d’émancipation et de sortie de l’obscurantisme, permettant de déployer chez les Africaines et les Africains une « positivité remarquable » (p.51). Ruhigita est décrit comme doué pour s’entourer de partenaires fiables, à commencer par son épouse Lena : « C’est elle qui par la prière gérait en fait toute la famille » (p.54). Son opposition au mobutisme est également pointée, au nom d’un refus de la corruption et de l’instrumentalisation politique. Enfin, il est présenté comme un père très soucieux de la liberté de choix de ses enfants : aucune pression exercée pour le baptême.
Enfin, le dernier chapitre s’interroge sur le type d’autorité charismatique mis en œuvre par Ruhigita, « ce fils de l’Afrique (qui) savait que le sous-développement était un état passager dû au manque de maîtrise des différents éléments, et non une fatalité » (p.61-62). Refusant l’engagement politique, résistant au « sakoyosa » mobutiste (culte de la personnalité), il revêt bien des traits du prophète, « visionnaire au service de Dieu » (p.69), capable de transformer son environnement social au nom de sa vision holistique de l’Évangile.
Majagira Bulangalire conclut sur l’intérêt d’un document qui « donne enfin au chercheur quelques éléments d’orientation » (p.71). Un livre concis et dense qui permet, par exemple, de comprendre la constitution d’un réseau pentecôtiste congolais postcolonial (CEPAC), les contours d’un revivalisme holistique combinant spiritualité et développement, et l’histoire de plusieurs institutions aujourd’hui vivaces au Congo RDC (comme l’UEA). Autant de raisons qui justifient que ces pages passionnantes soient largement utilisées par les historiens de la francophonie chrétienne, entre colonial et postcolonial.
(1) Majagira Ruhigita Espoir Bulangalire, La pensée de mon père, Le Havre, 2013.
(2) Ruhigita Ndagora Bugwika, Ma vie,Bukavu (RDC), 1993.