Dans une période où le Covid provoquait de nombreux décès, un document intitulé « Nous choisissons la vie » est né le 28 septembre 20211 . Les auteurs en sont un groupe de femmes et d’hommes, ministres ordonnés et laïcs, de plusieurs Églises et pays, représentant la diversité culturelle du Moyen-Orient. En dehors de toute structure institutionnelle, ils se sont rencontrés en visioconférence pendant près de dix mois, motivés par leur engagement en Église au Moyen-Orient, et le rôle que celle-ci peut jouer dans la sphère publique.

Les onze auteurs représentent différents domaines d’expertise tels que la théologie, les sciences humaines et la géopolitique. Ils se sont efforcés de partager leurs idées et une nouvelle lecture de leur compréhension du ministère et du service, façonnée par leur connaissance et leur approche de la mission de l’Église au travers de ses institutions. C’était un objectif ardu puisqu’il fallait considérer d’une part le contexte actuel et les complexités du Moyen-Orient et d’autre part des approches traditionnelles très ancrées, marquées par une pensée stéréotypée. Comment l’Église peut-elle être prophétique, percutante et pertinente dans le contexte du Moyen-Orient et de sa nouvelle donne géopolitique ? La perspective tracée par le document est celle d’une présence et d’un témoignage chrétien pérennes au Moyen-Orient, avec une participation plus effective des chrétiens au développement des sociétés orientales qu’ils partagent avec d’autres.

Le complexe minoritaire

L’une des contributions les plus précieuses de ce document est de mettre les chrétiens au défi de surmonter leur complexe de minorité, qui est une perception mentale malsaine de leur présence au sein d’une majorité musulmane. Les chrétiens perçoivent d’abord leur présence en termes d’infériorité numérique, or cette manière de se penser comme minoritaire crée des illusions nocives, des peurs et des pressions.

Certes, le nombre de chrétiens au Moyen-Orient, par rapport à l’ensemble de la population, n’a cessé de diminuer depuis la fin du 19e siècle : des millions de personnes ont émigré en raison des crises économiques, de l’injustice sociale et du chômage, de l’instabilité politique, de l’absence de démocratie à tous les niveaux et du manque de respect des droits humains.

Cependant, malgré leur nombre en baisse, nous croyons que les chrétiens du Moyen-Orient sont appelés à se concentrer sur leur rôle plutôt que leur nombre et à témoigner de leur foi dans la sphère publique de façon efficace. Leur avenir et la valeur de leur présence au Moyen-Orient ne sont pas assurés par la protection de puissances extérieures, ni par une alliance avec d’autres minorités, mais bien plutôt parce qu’ils prennent leur rôle au sérieux2.

Les chrétiens qui évoluent dans une société multiconfessionnelle doivent comprendre qu’un petit nombre ne signifie pas impuissance ou faiblesse. Quand une Église minoritaire se montre à la hauteur de son enseignement et de ses convictions, et se concentre sur le rôle qu’elle peut jouer dans un contexte multireligieux, alors être numériquement minoritaire n’est plus une faiblesse mais une force. Plus la communauté religieuse se concentre sur son rôle, plus elle sera forte et ses craintes se dissiperont. Elle pourra même devenir un groupe qui façonne la société et influe sur ses valeurs. L’enjeu n’est pas celui du nombre mais celui de l’intégrité dans la vie de la communauté. Il s’agit de joindre le geste à la parole.

Trouver sa force dans son engagement et sa spécificité

Si nous considérons le rôle joué par l’Église protestante au début du 18e siècle au Liban, nous découvrons son impact dans l’éducation des femmes. À l’époque, il était honteux pour les femmes d’aller à l’école, mais grâce à l’amour et au dévouement des épouses des missionnaires, les femmes eurent un droit à l’éducation et un accès à la scolarité au point qu’il est devenu honteux pour elles de ne pas aller à l’école ! La minorité engagée de l’époque fut ainsi en mesure de changer les valeurs d’une nation. Ils n’étaient pas concentrés sur leur nombre mais plutôt sur la manière dont Dieu pouvait changer des vies à travers eux. Sans la fidélité de cette petite communauté, le Liban n’aurait pas le même visage aujourd’hui.

Cette approche motive les groupes minoritaires à se focaliser sur le service du prochain et à faire la différence par un esprit d’engagement. Le don de soi peut façonner les autres et donner de la force à un groupe minoritaire. La présence chrétienne a été un modèle de service pour autrui, que ce soit à travers l’éducation, les services médicaux et d’autres institutions qui servent la communauté au sens large et sans discrimination.

En tant que protestant, «minorité au sein des minorités chrétiennes», nous sommes même bénis d’avoir la joie et la liberté de présenter un nouveau modèle qui n’est pas une menace pour les autres. Un petit nombre n’affecte pas la scène globale des enjeux politico-confessionnels. J’ai constaté cela pour notre petite Église dont le modèle se distingue dans la région. Par exemple, nos structures non hiérarchiques sont très différentes de celles d’autres groupes religieux, et le rôle des laïcs dans la prise de décision au sein de l’Église est unique car celles-ci ne sont pas prises par une seule personne mais par un comité. L’autorité est partagée et c’est tout à fait différent des autres modèles. Par ailleurs le rôle donné aux femmes, et le fait d’avoir actuellement six femmes pasteures au Moyen-Orient, est une nouvelle étape importante qui renforce le témoignage de l’Église et son impact dans la société.

Néanmoins, les minorités font effectivement face à des défis et des risques, surtout lorsque d’autres religions deviennent intolérantes et radicales, niant le droit des autres et contestant leurs croyances. On pourrait tracer des lignes similaires entre les fondamentalismes chrétiens, musulmans et juifs. Cette tendance des groupes fondamentalistes à prétendre qu’ils détiennent la vérité et qu’ils ont le droit de juger ou d’exclure les autres est une force destructrice qui mène le monde au chaos. Ce n’est que lorsque la religion est utilisée à des fins politiques et soutenue financièrement à ce dessein que les minorités se retrouvent réellement menacées.

Notre document appelle les chrétiens à œuvrer sérieusement à la ratification de lois sur le statut civil personnel fondées sur l’égalité de tous les citoyens 3 . Il encourage également les Églises à participer activement à l’élaboration de ces lois afin de garantir la neutralité de l’État vis-à-vis des religions et pour s’assurer que ces dernières s’engagent pour le développement de la citoyenneté et pour un état de droit juste pour tous. Pour ce faire, les acteurs religieux doivent rencontrer les décideurs politiques ainsi que les organisations de la société civile pour promouvoir l’échange de connaissances sur les diverses communautés, pour aller vers un élargissement des espaces religieux communs et tendre vers la construction d’une vision commune d’un état civil qui renforce et consolide la citoyenneté des personnes issues de chaque groupe.

Le document déclare clairement que le concept d’état civil reste aujourd’hui bloqué entre deux conceptions : une forme excessive de sécularisation avec tout ce que cela peut impliquer de confusion, et une incapacité à transcender les constitutions qui s’appuient sur la religion comme source de législation. Dans les deux cas cela provoque de graves erreurs. L’état civil n’est ni une structure idéologique visant à déconstruire la formule minorité-majorité, comme cela semblait être le cas pour certains partisans des nationalismes arabe et syrien4 , ni une simple solution au dilemme de la soumission des minorités aux majorités. Il s’agit avant tout d’un défi à relever pour construire un État moderne et constitutionnel qui puisse servir de modèle de gestion de la diversité et qui reste à équidistance de toutes les religions 5.

Travailler à l’égalité des citoyens et à un nouveau modèle de société pluraliste

Quel que soit notre nombre en tant que chrétiens, nous sommes appelés à remettre en question toute structure dominante qui est injuste. Pour cela nous devons penser de façon libre, guidés par un enracinement profond dans le ministère de l’Église et l’œuvre de l’Esprit Saint. Notre rôle en tant que chrétiens au Moyen-Orient est d’agir pour des lendemains meilleurs pour tous, où laïcs et religieux dialoguent, où les questions posées par les sociétés civiles sont prises au sérieux par l’Église, même si cela peut signifier prendre des risques. Oui, nous sommes minoritaires en nombre mais nous avons un rôle majeur à jouer.

Par NAJLA KASSAB 6 pasteure, Beyrouth

1 La version française du document se trouve sur le site suivant: https://www.wechooseabundantlife.com/

2 Consulter les paragraphes 21, 51, 57 et 60 du document «Nous choisissons la vie ».

3 Dans beaucoup de pays du Moyen-Orient les lois relatives au statut personnel (droit familial, mariage, divorce, héritage, garde des enfants…) sont régies par l’appartenance confessionnelle et non par une loi commune à tous les citoyens.

4 Voir le paragraphe 9 du document.

5 Voir le paragraphe 60 du document.

6 Mme Najla Kassab est pasteure libanaise du Synode arabe de Syrie et du Liban et actuellement présidente de la Communion Mondiale d’Églises Réformées (CMER: https://wcrc.ch/fr/).