Cette conception nous imprègne depuis des siècles ; il faudrait équilibrer ce regard par une autre représentation : la Création est bonne et les hommes sont faits pour vivre heureux ensemble. Quand Dieu a créé l’homme, il a vu que cela était bon. La chute n’est pas un destin obligé, l’homme est libre et responsable et peut résister aux effets de la chute. Il faut revisiter notre récit. L’homme n’est pas un loup pour l’homme. L’homme peut être un frère, un compagnon de route, plutôt qu’un délinquant potentiel qui me menace. 

Vivre la liberté dans la sécurité

Il y a un gros travail à faire pour restaurer les consciences. On a pensé que l’homme allait s’émanciper en se désaffiliant de tout ce qu’il avait reçu dans la communauté. Ce combat me gêne parce que les communautés sont assimilées au communautarisme. Or la communauté, qu’elle soit familiale, villageoise ou spirituelle, est le lieu où peut se vivre la liberté dans la sécurité ; des valeurs communes sont respectées, un contrôle social s’exerce.

Aujourd’hui, dans nos sociétés très individualistes où la parole a peu de poids, on signe des contrats pour tout et n’importe quoi parce qu’on a peur de se faire gruger ; l’inflation sécuritaire qui en résulte est dramatique. Depuis quarante ans, les commissions de sécurité – que j’appelle commissions d’insécurité – ont fleuri partout. Elles ont miné le bénévolat, la liberté d’entreprendre. Des quartiers sont abandonnés par les associations parce que plus personne ne prend le risque de s’aventurer dans des activités trop normées. Le conflit est flagrant entre sécurité et liberté. On s’est privé d’un ferment positif pour le tissu social, on a déserté des territoires qui avaient besoin de l’initiative libre de certains militants pour faire vivre ensemble.

Trop de sécurité tue la liberté. On assiste à une judiciarisation de la société, tout est contractualisé, le lien social se dégrade. La confiance est bafouée. Pour reprendre l’expression de Jacques Ellul, « la parole est humiliée ». On ne se fait plus confiance.

Risquer la bonté 

Dans la parabole du Bon Samaritain (1) , le texte ne dit pas que le lévite et le prêtre passent leur chemin, mais qu’ils s’écartent de l’homme blessé. Nous aussi, nous faisons un écart quand nous voyons un mendiant dans la rue. Pourquoi ? Je crois qu’on a peur d’être pris dans l’orbite de la compassion. Si on passe trop près du malheur, on a envie d’aider. Notre obsession de la sécurité nous fait passer à distance mais nous savons pertinemment qu’au fond de nous-mêmes, il y a une petite flamme de compassion. Nous avons peur de risquer la bonté et d’être amenés à changer d’itinéraire. Nous préférons nous référer à des normes qui nous protègent plutôt qu’à une rencontre qui pourrait changer le cours de notre existence.

Restaurer la responsabilité collective

La solution, c’est de retrouver le sens des proximités  ; aujourd’hui les relations sont tellement virtualisées, distancées, aseptisées, déshumanisées ! Sur le plan d’une politique nationale, je suis pour une décentralisation à outrance ; jamais un État-nation n’arrivera à s’en sortir s’il ne redonne pas sa capacité d’initiative à des communautés ou collectivités territoriales. 

Je suis un adepte du small is beautiful. Il faut restaurer la responsabilité collective de petites entités où se conjuguent la liberté et une certaine forme de sécurité. Le mot sûreté serait sans doute plus approprié. La sûreté les uns avec les autres pour assurer une bonne vie ensemble. 

Jean-Pierre Rive, propos recueillis par Brigitte Martin

1 Luc 10.25-36.