L’issue n’est pas de croire que nos « ennemis » sont des barbares, mais de reconnaître que nous le sommes tous, de mille manières, et de réintroduire l’indispensable fonction théologique face à cette violence religieuse.

Mesurons l’écart entre le commencement et la fin de l’année 2015. Juste après le 7 janvier, nous avons eu les manifestations intenses du 11, comme l’irruption d’un rêve de vouloir vivre ensemble, même si nous ne savions pas par quel chemin y parvenir ; alors qu’après le 13 novembre, d’ailleurs redoublé en écho par le « coup électoral » du 6 décembre, nous sommes restés longtemps sidérés, comme frappés d’impuissance, défaits par la vulnérabilité du monde commun. Peut-être y avait-il un temps pour se taire, écouter, endurer, résister, comme il y a un temps pour parler à nouveau, proposer, espérer. Dans l’horreur des massacres, on a eu d’abord le sentiment d’un absurde malentendu, qu’on ne s’est au fond toujours pas parlé. Emerson écrivait « tout ce qu’ils disent nous chagrine », exprimant ce désarroi qui est le nôtre lorsque les mots ne parviennent pas à correspondre aux sentiments, face à des réactions de matamore, qui ne font qu’augmenter les simplifications mortelles.

Oui, il a d’abord fallu ne pas réagir trop vite, écouter, laisser au travers du silence sourdre les voix qui disent d’où vient le mal, de bien plus loin que ce que nous croyons. Et alors seulement, dans un second temps, prudemment, tenter de repartir de l’intuition que nous avions eu en janvier et qui fut tellement puissante : comment refaire un monde, un monde vivable, discutable, habitable, ensemble, avec ceux qui sont juste là, à côté, dans la rue, au café — ceux avec qui nous pourrions mourir, dont nous pourrions être témoins de la mort, qui pourraient être témoins de notre mort, ainsi que Ricœur définit les « proches » ? Comment se parler à nouveau, se regarder à nouveau, éventuellement bien sûr « se frotter » un peu, diverger, se disputer, mais en tous cas « faire avec » les gens qui sont là, autour de nous. Plus j’y pense plus j’ai en effet le sentiment que l’on se regardait bien davantage, jadis, que l’on acceptait d’être regardé et de regarder, de croiser le regard. Pourquoi rencontrer si peu de regards ? Il est important de retrouver le courage, mais aussi la courtoisie, l’urbanité, de se regarder, de manifester par le regard et le geste que l’on se bouge, que l’on se fait mutuellement place. […]