Par Laurent Piolet, comité de rédaction de Présence

Une espérance d’un autre ordre économique par exemple, qui bouleverserait les inégalités existantes et redonnerait pleinement son sens à un projet d’émancipation.

Il est des pensées stimulantes et celle de Bernard Friot en est une. Sous la forme d’un long entretien avec l’éditrice Judith Bernard, il nous livre en cette année 2020, dans la lignée de ses thèmes habituels de travail, une réflexion sur la transformation du salariat intitulée, avec un rien de provocation, « Un désir de communisme ». Non, il ne s’agit pas de « la énième tentative de réhabilitation », « ou d’une utopie chaleureuse mais stérile » ; détrompez-vous. La thèse de Friot avance déjà qu’en premier lieu il nous faut penser le progrès social sur le temps long, relativisant le pessimisme ambiant, mais aussi qu’il nous faut sans doute renoncer au moment révolutionnaire.

« Le déjà-là »

Selon lui, nous avons déjà sous nos yeux et sans le voir les outils permettant un chambardement total de la relation salariale et du travail, ce qu’il appelle « le déjà-là ». Donc, point de revenu universel nouveau à instaurer, il n’y est pas favorable, mais plaide pour un salaire à vie dont Judith Bernard résume le mérite singulier : « il faut aussi non pas s’émanciper du travail (en revendiquant par exemple une réduction du temps de travail) mais émanciper le travail, c’est-à-dire l’arracher à l’emploi, aux employeurs, au marché du travail grâce à l’institution du salaire à vie. ». Le « déjà-là » que nous sous-estimons est ce qui résulte de la mise en place entre 1945 et 1947 de la Sécurité sociale et de diverses branches d’activité où le salaire est déjà un salaire à vie à la qualification : fonctionnaires, statuts spéciaux des grands services publics. Et, dit-il, malgré trente ans de reculs sociaux, rien n’est encore pleinement venu à bout « ni de la fonction publique ni de la cotisation social ».

Ce modèle de l’après-guerre a constitué une rupture très profonde sans être un moment révolutionnaire et qu’il faut lire au-delà du seul principe de solidarité. En effet, selon Friot, tout le monde est solidaire, même les libéraux qui ont conscience de l’intérêt d’une solidarité pour eux-mêmes et qui se constituent ainsi en acteurs dominants. Il y a deux principes de solidarité, l’un ambigu, qui est bien en place dans le rôle social qu’a pris l’état, l’autre qui est une solidarité subversive, qu’il nomme « solidarité ouvrière ».

Salaire à vie

Ainsi chacun verrait un salaire attaché à sa personne dès l’âge de 18 ans : « Chacun, à 18 ans, doit devenir titulaire du premier niveau de qualification et du salaire, de 1700 euros nets, qui lui est lié. Étant entendu qu’il pourra monter en qualification au cours de sa vie en étant en permanence titulaire du salaire lié au niveau atteint, dans la limite de 5 000 euros nets. La hiérarchie des salaires serait ainsi ramenée à un écart d’un à trois. ». Et selon Friot, la retraite doit constituer un salaire poursuivi et non un salaire différé acquis par des droits variant selon les aléas des conditions de carrière.

Entrer dans la logique de ce salaire à vie n’est pas simple tant il diffère de toutes nos expériences. Mais s’y aventurer est un exercice intellectuel stimulant et non une simple expérience ésotérique. La pensée de Bernard Friot nous amène à être déstabilisés, à penser autrement. C’est un intellectuel bien étonnant que cet homme, qui se dit communiste et chrétien et qui se passionne pour l’approche de la question sociale dans la pensée paulinienne. Faites avec lui un voyage en terre inconnue.