Alors que nous sommes dans une société qui veut légiférer sur tout, le contre-pied du doyen est précieux.

Né à Libourne, il fait ses études à Bordeaux où il soutient une thèse en 1932, intitulée Le régime matrimonial, sa nature juridique sous le rapport des notions de société et d’association. Il est admis au concours de l’agrégation de droit privé en 1936 et choisit l’université de Poitiers en 1937, où il demeura le doyen jusqu’en 1955 pour rejoindre l’université de Paris, puis celle de Paris II Panthéon-Assas, jusqu’en 1976. Entre 1967 et 1985, il contribue fortement à réformer le livre 1 du code civil qui concerne la famille.

Conception minimale du droit

Pour Jean Carbonnier, la meilleure loi est une loi sobre. Étonnamment, pour un protestant français qui ne voit en Jean Calvin qu’un réformateur rigide, Jean Carbonnier s’est nourri de la pensée calviniste pour militer en faveur de la sobriété et de la flexibilité du droit. Le premier argument prisé est qu’il ne faut pas tout mélanger. Nous oublions souvent que le réformateur français a été l’artisan de la distinction entre la morale, la religion et le droit. Jean Calvin s’est ainsi battu tant contre les incursions du magistrat politique dans le domaine ecclésiastique que contre la prétention de l’Église à légiférer dans le domaine public. Le réformateur de Genève soulignait sans cesse qu’il ne fallait pas aller chercher dans les lois d’hier, quand même seraient-ce les lois bibliques de Moïse, les systèmes juridiques d’aujourd’hui. Le deuxième argument en faveur d’une sobriété du droit est la pente naturelle qu’il a à s’ériger en réponse à toutes les questions traversant la société. Ainsi, de la même manière que Jean Calvin considérait qu’il fallait pratiquer le droit « comme si l’affaire était déjà traitée et apaisée », Jean Carbonnier, craignant les excès de la loi, recommandait au législateur de « ne légiférer qu’en tremblant ».

Le troisième et dernier argument militant pour cette sobriété du droit consiste à rappeler de manière incessante que la législation elle-même est périssable, fragmentaire, révisable, même quand elle se prétend valable pour tous et pour toujours. Autrement dit, la loi est au service du peuple, mais elle n’est pas le peuple. Elle n’est qu’un outil, certes indispensable, à la société, mais c’est une sorte de mal nécessaire. Il est possible de faire le parallèle avec la place de l’Église pour Jean Calvin : elle est au service du peuple croyant mais elle ne doit pas se transformer en détentrice du pouvoir.

Un droit ouvert

Ainsi le doyen Jean Carbonnier a fait entrer la sociologie dans le juridique, à travers un ouvrage majeur, et au titre simple et clair : Sociologie juridique. Il a milité dans l’ouvrage Flexible droit pour ne pas sacraliser le système juridique, allant jusqu’à se faire le défenseur du non-droit ; non pas l’anarchie mais un non-droit institué, constitué par d’autres systèmes de régulations sociales (par exemple l’amitié, la religion, les habitudes…). Ce travail sur le non-droit est l’un des aspects les plus originaux de sa pensée. Cet aspect a d’ailleurs participé à sa notoriété mondiale. L’ouverture du droit vers la sociologie a été au cœur de sa pensée mais aussi de son action. C’est ce qui a motivé le vaste sondage qu’il promut avant la loi de 1965 sur la réforme des régimes matrimoniaux. Il souhaitait savoir, par cette méthode, si les français étaient prêts à accepter un régime légal matrimonial selon la participa
tion aux acquêts et non celui de la communauté des biens. Par ailleurs, il a défendu le pluralisme juridique. C’est ainsi qu’en contribuant au renouvellement du droit de la famille (le mariage, l’adoption, le régime des incapables majeurs, l’autorité parentale, la filiation, le divorce), dans les années 60–80, il a cherché à créer des notions variables qui devaient être soumises au juge afin, disait-il, de faire du cas par cas, car « chacun son droit ». Le calviniste qu’il était pouvait se montrer non-humaniste en droit, dans le sens où l’homme ne saurait prendre la place de Dieu, mais à la fois se montrer profondément humaniste dans l’application du droit car l’homme est au-dessus du droit.

Concevoir aujourd’hui le droit

Le doyen Jean Carbonnier, décédé en 2003, lègue des idées que nous devrions reprendre aujourd’hui. Le système juridique idéal, que l’on peut découvrir en lisant son ouvrage Droit et passion du droit sous la Ve république se caractérise par une restriction du nombre de normes au regard des besoins sociaux, premièrement, par la clarification des rapports entre droits et autres systèmes normatifs, deuxièmement, par la résistance du droit face à la multiplication de « droits à… » offerts à des catégories de citoyens, dernièrement. Le fait d’être aujourd’hui confronté à une inflation législative, répondant à la demande (besoin) de la part des citoyens que nous sommes que tout sujet trouve une réponse dans une loi, interroge. L’avalanche des lois se traduit par une certaine inefficacité croissante du droit. Trop de droit n’endort-il pas l’action ? Penser collectivement que la loi est le remède à tous les maux dit, en creux, notre incapacité à valoriser d’autres lieux de médiations et renforcent l’idée d’une communauté nationale fragile. Trop de droit n’endort-il pas le vivre ensemble ? Jean Carbonnier a montré l’importance des lois mais, en même temps, la nécessité de les relativiser, de les rapporter à leur contexte, de faire voir leurs limites. Il nous rappelle aujourd’hui que les règles varient selon les époques parce que, d’une certaine manière, l’humanité grandit et sort de l’enfance, et les régimes juridico-politiques varient suivant les régions et les climats. « Le droit n’est pas cet absolu dont souvent nous rêvons ». Cette réflexion de Jean Carbonnier pourrait être accrochée comme jadis les versets bibliques dans les cuisines cévenoles. Ce serait d’autant moins incongru qu’il a été pendant de longues années le conservateur du Musée du Désert. Il affirme ainsi que le droit n’est qu’une des nombreuses clefs nécessaires à la compréhension de notre société alors que nous ne cessons pas de surévaluer sa place.