Par Guilhen Antier, Institut protestant de théologie – Montpellier

L’individu qui autrefois s’inscrivait dans une chaîne des générations qui le liait à ses ancêtres (« tu honoreras ton père et ta mère ») aussi bien qu’à ses descendants («  tu enseigneras ces commandements à tes enfants »), se caractérise de nos jours par une revendication d’autonomie probablement sans égale dans l’histoire. Jadis, nous héritions du monde de nos parents en vue de le transmettre à nos enfants. Désormais, la figure du self-made man s’est installée dans l’imaginaire social à tel point que quiconque regarde son propre nombril est persuadé de contempler le centre de l’univers…

On pourrait caractériser le passage du libéralisme du XVIIIe siècle au néolibéralisme à la fin du XXe siècle comme un dévoiement du projet moderne qui visait au départ à donner une consistance à l’individu, là où les sociétés traditionnelles n’admettaient que des identités collectives héritées et subies avec un lourd déterminisme (« tel père tel fils »).

Or dans le monde postmoderne, le « moi » individuel s’est hypertrophié jusqu’à devenir sa propre mesure, sa propre origine et son propre horizon. Sacralisant l’immédiat, il ne sait plus ou ne veut plus s’inscrire dans le temps long de la mémoire et de la promesse, rejetant par principe toute forme de transmission qui l’obligerait à se reconnaître comme un moment seulement d’une histoire plus grande que lui, donc comme n’étant pas dans la position de celui avec qui tout commence et avec qui tout finit. « Je ne viens de nulle part et après moi le déluge. » Le tout étant de consommer un maximum, de s’étourdir dans le divertissement généralisé dont la fonction est de nous faire éviter la question qui ne peut pourtant manquer de s’imposer à tout humain à un moment ou un autre : celle de la mort.

Entre mort et vie

Le « malaise dans la génération » que nous éprouvons aujourd’hui tient certainement au fait que nous ne savons plus nous poser la question de la mort (sans même parler de la résoudre !). Pour que nous venions au monde, il a pourtant fallu que d’autres nous donnent la vie et nous cèdent la place : à l’instant même de sa naissance, tout humain porte en lui la mort de toutes les générations qui se sont succédé jusqu’à lui pour simplement rendre son existence possible. Qui plus est, lorsque nous enfantons, nous mettons au monde des mortels appelés à transmettre au-delà d’eux-mêmes une vie qui – on est en droit et même en devoir de l’espérer – ne s’arrêtera pas avec eux. Telle est en définitive la loi de la vie : la condition même de la vie est la mort, et la capacité d’intégrer la mort dans la vie – d’intégrer le « négatif » – décide de notre capacité à transmettre la vie elle-même. Le paradoxe est que chercher à accaparer la vie, vouloir la garder pour soi sans jamais rien en perdre, revient à se priver de la possibilité même d’être vivant et d’engendrer à notre tour des vivants qui seront endettés vis-à-vis de nous, comme nous le sommes vis-à-vis d’eux autant que de ceux qui nous ont précédés.

Entre dette et don

Le lien intergénérationnel a donc à voir avec la reconnaissance d’une dette. Les générations sont mutuellement endettées, et elles ne peuvent se reconnaître et s’accueillir mutuellement sans honorer cette dette. Mais il faut alors affirmer que celle-ci renvoie en deçà d’elle-même à un don premier, originel, qui à la fois fonde et transcende toutes les générations – qui les fonde en les transcendant. De ce point de vue, toutes les générations sont mises sur un pied d’égalité car toutes dépendent d’un don qu’aucune ne peut revendiquer pour elle seule. Ainsi, en honorant la dette que nous avons contractée vis-à-vis de la génération précédente, ce n’est pas à cette génération comme telle que nous payons tribut : c’est au don originel dont elle a vécu avant nous et qui à présent nous anime et que nous avons à transmettre à notre tour – et à notre manière. En définitive, la reconnaissance mutuelle des générations par la reconnaissance de la dette qui les relie à travers le temps est la reconnaissance du don qui suscite la vie d’éternité en éternité. Elle est une façon de rendre gloire à Dieu.