Selon vous, le lien des djihadistes avec l’Islam se situe dans la croyance centrale dans le dogme de l’unicité de Dieu, mais la rupture fondamentale entre eux porte sur la conception du bien et du mal. Vous parlez d’une théologie de la souillure…

Les djihadistes se réclament de l’Islam, car ils adhèrent au dogme central du «tawhid», l’unicité de Dieu, décrit notamment dans la sourate 102 : « Dis : Il est Dieu, il est Un / Dieu de plénitude / qui n’engendra ni ne fut engendré et de qui pas un n’est l’égal ». Leur conception du mal absolu est que ce dogme soit perverti, souillé, en n’étant pas pris au pied de la lettre. Ce qui explique leur haine du chiisme, où se pratique le culte de lieux saints (les tombes des érudits célèbres, des descendants du prophète). Un djihadiste m’a dit « Vous encore, je vous parle, vous être chrétien, mais les chiites, ça mérite la mort ». Il pensait que j’étais chrétien, donc monothéiste, donc une moindre menace de souillure qu’un chiite.

Pour comprendre cette totale contradiction entre les paroles du Coran et les actes barbares des djihadistes qui pourtant s’y réfèrent, vous écrivez que pour eux « détruire la matière souillée revient à effectuer la volonté divine » et que « le mal est une matière contagieuse qui déshumanise quiconque en est souillé ».

Cette peur explique que, bien qu’ils tiennent la vie pour sacrée, car d’origine divine, ils n’hésitent pas à tuer au nom du divin. C’est parce que cette théologie de la souillure n’est pas une théologie positive, du salut, de l’espérance, de la prospérité, mais une théologie négative, une angoisse de perte de la pureté. Etant négative, figée dans un dogme pris au pied de la lettre, elle est devenue stérile, elle ne peut plus créer du nouveau dans son discours théologique car cela risquerait de produire de l’impur. Donc elle ne peut se maintenir qu’en détruisant, tuant ce qui la menace.

Vous faites un parallèle surprenant et éclairant entre le fondamentalisme des évangéliques américains et l’islamisme. De même vous citez des extraits de discours de héros de la révolution française (et notamment de Saint Just) qui, dans leur logique et leur incitation à la violence, sont en parfait écho avec les discours de Daesh.

Les djihadistes n’ont rien inventé, ni sur le plan théologique, ni sur le plan politique. Robespierre et Saint Just, avaient déjà, en leur temps, fondé le culte de l’Etre suprême, détruit les églises chrétiennes, massacré ceux qu’ils estimaient trop « tièdes » dans leur foi révolutionnaire. Robespierre avait résumé ainsi ses convictions : « La vertu sans laquelle la terreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible. Elle est donc une émanation de la vertu ». La profession de foi d’un djihadiste républicain, que l’on retrouve à mots à peine couverts chez certains politiciens se réclamant du fondamentalisme évangélique. Ces jeunes djihadistes se remplissent d’un contenu nouveau, l’Etat islamique en Syrie, mais leur structure de pensée, le fondement de leur théologie est universel, intemporel.

Vous rapportez une anecdote amusante et significative : A Ramadi en Irak en 2004, les islamistes punissaient les épiciers qui disposaient les tomates et les concombres sur le même étal car ces légumes ressemblent aux parties génitales masculines et féminines qui ne doivent pas être mélangées ! La sexualité est au cœur de cette volonté d’éradiquer la souillure : les discours des fondamentalistes américains sont eux aussi centrés sur l’appel à un retour à l’ordre moral basé sur un rejet violent de l’homosexualité et de l’avortement et la restauration du modèle familial traditionnel.

Au cœur de la théologie des fondamentalistes (qu’ils soient musulmans, chrétiens, juifs, bouddhistes, ou autre) est cette quête de la pureté, dont le lieu central d’existence est la famille. Le contrat social contemporain résulte de l’acceptation par les citoyens de céder une partie de leur autonomie, de leur liberté, de leur vie de famille, au profit de l’Etat, qui, en retour, protège ceux qui ont fait cette démarche. Les fondamentalistes estiment que le contrat social ne peut se constituer que dans la continuité ininterrompue du noyau familial, pas dans sa rupture. Or, ce qui menace le cadre familial, c’est le mariage exogame, l’étranger qui n’est pas du même lignage racial, celui dont les orientations sexuelles ne sont pas conformes aux leurs. Un Etat qui soutient l’immigration, le mariage pour tous, est le premier moteur de la souillure de la pureté de la famille.

Vous dites que la véritable dangerosité du terroriste n’est pas de mettre en péril la démocratie, mais de diffuser et renforcer l’idée erronée que le mal est une substance contagieuse et qu’il serait nécessaire de « purifier » le corps social de tout élément dangereux et contagieux. Pour vous la vraie victoire du terroriste est d’amener notre société à renoncer à sa morale et à ses lois et de nous entraîner vers notre propre radicalisation, en miroir de celle des djihadistes.

Il faut se poser la question de ce que veulent ces jeunes djihadistes, de ce qui leur manque. Il ne s’agit en aucun cas de cautionner leurs actions, mais, comme l’a écrit le très protestant Emmanuel Kant, de se livrer à « un examen de conscience sans complaisance » et de nous interroger sur ce qui, dans nos sociétés, est en miroir de leur violence, de leurs désirs. Ils sont plusieurs centaines dans les prisons françaises. Certains sortiront dans quelques décennies, d’autres dans quelques années. Que trouveront-ils à la sortie ? Comment les faire renoncer à la violence à laquelle ils ont eu recours ? Comment les aider à se libérer d’une théologie négative de la souillure qui les enferme, pour qu’ils puissent se retrouver dans une théologie positive de l’espérance et du salut ?

  • Pour aller plus loin : Guillaume Monod, En prison, paroles de djihadistes, Gallimard, 2018.