Par Jean-Charles Tenreiro, pasteur à Levallois-Perret

C’est une question simple et profonde, difficile aussi, pour laquelle il n’y a pas de réponse toute faite tant elle dépend des situations et de la manière dont chacun s’y confronte.

Pour partir, il faut une bonne dose d’énergie courageuse et de résilience autrement dit d’une capacité de rebondir, de surmonter les événements difficiles de la vie.

De l’énergie pour partir

À partir du moment où le choix de l’exil est fait, qui peut évaluer vraiment à sa juste dimension tout l’effort de volonté, toute l’énergie qu’il faut déployer pour tout quitter et tout recommencer ? Pareillement, qui peut mesurer réellement les souffrances qui, la plupart du temps, sont inhérentes et sont le prix à payer pour ce parcours inconnu aux multiples étapes ? En fait, parler de choix pour l’exil est totalement inapproprié ; cette décision de partir, de tout quitter ne résulte pas d’un choix mais d’une nécessité et même d’une nécessité vitale. Parce que, partir sans forcément savoir où l’on va, sans même savoir où l’on sera en mesure d’arriver, vaut mieux que ce que l’on quitte.

Quitter pour survivre

On part. Étymologiquement, on « saute dehors » parce que, justement, on n’a pas le choix. On part, et c’est une constante, parce qu’on a faim, qu’on a peur ou qu’on a mal. Parce que les conditions de vie ne permettent pas la satisfaction des besoins vitaux et qu’on peut malheureusement parler de situations d’existences infrahumaines. Aujourd’hui, les exilés sont des hommes, des femmes, des enfants qui ne peuvent plus vivre dans leurs pays pour des raisons économiques, politiques mais aussi, et on pense qu’elles seront de plus en plus nombreuses, des personnes confrontées à des conditions environnementales insupportables. Jamais personne ne pourra empêcher cela ; c’est de l’ordre du réflexe de survie. Partir, parce que, tout simplement, là où l’on est, là où l’on a toujours été depuis des générations et des générations, la vie normale n’est plus possible. Et cette vie normale est celle à laquelle aspirent toutes celles et tous ceux qui s’engagent sur ces chemins dont nous savons bien qu’ils mènent trop souvent à des issues fatales et tragiques.

Apprendre l’autre pour survivre

Toutes les histoires de vie sont des histoires singulières enracinées dans leurs propres fondations. S’exiler, ce sera forcément, avec le temps, à travers des parcours extraordinairement diversifiés, trouver de quoi construire de nouvelles conditions pour mener cette vie normale et paisible à laquelle chacun doit pouvoir prétendre. Et cela malgré les déchirements, les pertes, les renoncements par rapport à ce qui constitue sa patrie intérieure et antérieure. Une chose est certaine : on ne se construit pas, aucune reconstruction n’est possible de manière isolée, sans lien avec d’autres, sans « faire société ». Ce sont les rencontres qu’ils vivent qui font des êtres humains ce qu’ils sont, qui les façonnent, qui les construisent.

La rencontre au cœur de la reconstruction

Rencontrer les bonnes personnes au bon moment et la vie s’en trouve transformée. Parce qu’un geste, une parole, une attitude aura permis d’avancer, d’aller plus loin sur ce chemin d’exil. Parce ce qu’on aura pu s’exprimer, être écouté, entendu et cela passe forcément par un apprentissage de la langue du pays dans lequel on se retrouve. C’est là que la place des associations, des Églises, des réseaux mais aussi, de façon plus générale, de tout individu engagé dans la défense et l’accompagnement des étrangers, est déterminante. Bien sûr que les questions d’immigration doivent être pensées globalement mais nous savons bien aussi que plus la société civile se mobilise, plus les mentalités individuelles évoluent. Bon nombre de militants le savent bien : malgré l’immensité de la tâche, malgré le découragement qui guette parfois, le temps passé, l‘attention accordée sont des soutiens précieux pour tous les déracinés dans leur parcours vers une autre vie. Exactement comme un tuteur permet à un jeune arbre de pousser à la fois en se développant et en prenant racine. Ce sont ces rencontres, qui vont consolider le parcours de l’exilé.

Des souvenirs inoubliables se mélangent aux nouveaux

Ce qui nous fait, ce qui nous constitue dépend de ce que nous portons déjà en nous et de ce que nous accueillons. Il y a là une sorte d’alchimie où souvenirs et expériences nouvelles se rencontrent, où les anciennes fondations font place à ce qui va en poser d’autres. Pour la personne en exil, comme pour chacun de nous, les souvenirs peuvent être source d’énergie pour affronter les adversités. Les souvenirs viennent rappeler la personne (dans le sens où ce mot est utilisé en escalade : le « rappel » désigne la corde par laquelle l’autre nous retient, ce qui permet de passer, de franchir) vers des zones de son être plus vivables, eu égard à la situation qu’elle traverse. Source d’énergie pour convertir ce que l’on a quitté en espoir d’une autre vie, pour passer de l’exil à l’existence.

Mais on ne quitte jamais vraiment tout

Ainsi, mon père, passeur clandestin de frontière, d’abord sans papiers puis demandeur d’asile, par la suite titulaire d’une carte de séjour et pour finir naturalisé français (en tout cela, aidé et accompagné par d’autres) a toujours pensé en espagnol pour sa prière personnelle.