Je veux dire que le style d’un écrivain est le signe concrètement perceptible d’un monde de pensées et d’une orientation intellectuelle, qu’il révèle à sa manière en les mettant à notre portée d’oreille et non pas seulement de cerveau. Cela définit par excellence la poésie, mais n’en concerne pas moins la prose, fût-elle la plus plate. Je vous renvoie à l’expérience (négative) que nous en faisons si souvent : tant de romans paraissent qui, par la banalité de leur style (qu’il soit plus ou moins soigné, ou inculte, incorrect ou encore châtié, vulgaire ou prétentieux) ne disent rien d’autre que le monde tel qu’il va, dans sa vanité, soignée ou inculte, obscène ou consensuelle. Philosophie passive et subie, quand l’écrivain a renoncé à être artiste et s’est soumis à la loi commune.

C’est que l’écriture manifeste toujours, par ses mots, par ses images, par son rythme, par le registre littéraire qu’elle met en œuvre, par le ton qu’elle adopte, un regard sur la vie et le monde. Ce regard personnel peut être absolument subjectif (c’était la conception de Proust à propos des grands écrivains), et le monde créé par la littérature sera alors une nouvelle planète révélée à nos yeux avec toutes les formes (y compris le style) qui lui sont propres. Il peut aussi composer avec les exigences communes des genres littéraires que l’on pratique ou qu’exige la communication sociale ou ecclésiale. Michel Leplay, est un prosateur polymorphe, qui pratique justement des genres divers. Critique littéraire (Péguy), théologien, vulgarisateur des questions religieuses, prédicateur et conférencier, journaliste et biographe, il a ce que l’on appelle une plume, c’est-à-dire que quand on le lit, on le reconnaît, comme on identifie immédiatement une voix.

À l’instar de l’espérance à laquelle M. Leplay a consacré un livre, la voix, c’est peu de chose, mais c’est ce dont nous avons besoin pour rencontrer les autres, et ce qui, peut-être, dans le bruit actuel, nous manque le plus aujourd’hui, dans les lettres, en Église ou dans les autres espaces publics. Dieu dans sa Parole a une voix, qui passe par la diversité de ses témoins et culmine dans les paroles de Jésus ; chacun de nous a la sienne (celle qui nous manque quand l’aimé est absent), les écrivains (les vrais) ont chacun la leur Cette voix de M. Leplay est « orale » (il y en a de purement littéraires, je veux dire écrites, mais, selon la leçon de Péguy, M. Leplay a choisi un style de la parole-verbe) dans le sens le plus noble de la rhétorique, celui de l’éloquence réussie et de l’effet de présence à ce qu’il dit de celui qui écrit. Loin de nous inviter à entrer dans la sphère d’un ego, elle cherche à se communiquer, comme le fait la Sagesse dans la Bible, comme le tentent les prophètes, comme Jésus le réalise par sa vie et ses mots. Dans Le Pape, quelques explications, l’auteur va jusqu’à s’inventer comme destinataire le pape lui-même ! Nous ne sommes pourtant pas dans le genre bien connu de la « lettre ouverte à », mais c’est que M. Leplay se donne ici la figure d’un partenaire à respecter, à critiquer et à convaincre afin de s’assurer qu’il ne parle pas en l’air, ni seulement à des protestants. Il déplace ainsi les conventions du genre pour se faire entendre sans se mettre en avant lui-même.

Ce que cette voix communique est donc une sagesse, dont les lecteurs contemporains de M. Leplay que nous sommes ont besoin, catholiques, protestants, juifs et, pas moins, les autres. Ce fruit des lectures et de la réflexion, de dialogues (que l’on entend sans cesse, sous-jacents au propos) avec d’autres, et du désir de se faire porte-parole (M. Leplay ne pense jamais pour lui seul), passe par un rythme, qui, au gré des phrases, guide et porte le lecteur dans le labyrinthe des faits et des idées ; par des images, où se combinent la mémoire biblique du prédicateur, la culture littéraire du critique, et l’expérience de la vie partagée. Parfois surprenantes, elles réveillent la langue et le lecteur. Images et rythme se rejoignent volontiers dans des antithèses. Le lecteur de M. Leplay, s’il est un habitué, les attend, comme des bornes lumineuses qui scandent le chemin en l’éclairant. L’antithèse n’est pas une figure intellectuelle qui servirait une vision manichéenne. L’opposition qu’elle établit ne vise pas à ranger de part et d’autre les boucs et les brebis, mais à suggérer la qualité d’une position qui ne vaut que par l’équilibre qu’elle atteint entre deux extrêmes. Dynamique, elle rend évidente la délicate mais juste prise de position qui se veut ligne de force, et non pas compromis. Au-delà des antithèses binaires, il y aussi les tercets, qu’affectionne l’auteur pour exprimer une plénitude conquise sur les crispations, les préjugés, les peurs. S’agissant d’œcuménisme, l’antithèse concerne les catholiques et les protestants ; le tercet est idéal quand on y inclut les orthodoxes ; l’une et l’autre sont idéals dans le dialogue avec les juifs. Ces regroupements sont souvent soulignés par des figures sonores, presque des jeux de mots concrets, qui animent le sens et, souvent, éveillent l’imagination .

Tout culmine dans des formules, mémorables et faites pour donner à penser, et où sont synthétisées une théologie et une spiritualité sous-jacentes M. Leplay risque de rougir en me lisant, mais ces vertus rappellent celles que, de son temps, Jean Calvin avait mises en œuvre quand il inventa une prose française moderne adaptée à la communication heureuse et aisée des idées les plus difficiles, voire les plus techniques, de la théologie. Il s’adressait à un lectorat nouveau, conquis sur l’analphabétisme grâce à la nouvelle diffusion des livres permise par l’imprimerie (les initiés, eux, savaient lire depuis longtemps et maniaient le latin), un public qu’il fallait, à l’époque, créer en lui apprenant à la fois à penser ces choses et à lire. Tout a changé depuis, mais, d’un siècle à l’autre, et d’une culture à l’autre, le style reste, qui marque de son cachet les messages authentiques et traite le public des lecteurs comme des adultes capables de penser, respecté qu’il est par la politesse élégante de la manière d’écrire. Homme de culture, prédicateur, et acteur des réconciliations du deuxième xxe siècle, M. Leplay met au service de son écriture lucide, pour notre xxie siècle, les qualités vigoureuses et sensibles de ces trois nobles qualités.