Michel Leplay, du Havre, est l’un de ces grands pasteurs que la Normandie a donnés à Paris et au protestantisme français, après un Jules-Émile Roberty, de Rouen, un siècle auparavant.

Il est fils de négociant, comme il sied dans la ville des Siegfried ou des Rufenacht. Sa formation a été marquée par trois influences majeures : la Bible ; la philosophie ; la littérature. Il est entré en chacune comme dans autant de vocations, même si l’Évangile l’a emporté d’emblée, au cœur des années noires, quand vers quinze ans il décide de devenir pasteur. Mais la littérature ne l’a jamais lâché. L’Évangile, Barth, Péguy : le possible tiercé d’une vie. En plaçant Barth du côté de la philosophie autant que de la théologie. Après la guerre, Leplay mène de pair des études à la faculté de théologie de Paris et à la Sorbonne en philo, socio, psycho, littérature (je n’oserai insister sur son service militaire à l’École de cavalerie de Saumur, une tradition, du reste, dans les élites protestantes du XVIIe siècle…).

Et c’est le grand saut, pour le jeune marié puis jeune père, dans la vie paroissiale. Et quelle paroisse ! Cros-Monoblet. Les Cévennes : on pouvait alors y commencer une carrière pastorale, un peu comme aujourd’hui les nouveaux profs découvrent le métier dans des banlieues difficiles. De l’utilité du bizutage cévenol dans l’Église réformée de France… « Découverte sans préparation ; on s’adapte à tout, les notions de confort sont encore étrangères », note Leplay avec un sens consommé de la litote – on aimerait en savoir plus ! Pierre Gagnier, Élisabeth Schmidt, Pierre Séguy, et tant d’autres qui l’ont précédé, jeunes aussi, dans ces vallées et montagnes, les ont décrites parfois comme un Carlo Levi a pu le faire d’Eboli !

Huit années, tout de même, avant le retour au Nord : Amiens, pour dix années, puis la présidence de la commission des ministères de l’ERF au lendemain de mai 68 (« On passera cinq à six ans à gérer les utopies déchaînées et les règles transgressées » ; « Il n’y avait plus d’Église, Dieu était mort, tout était socioculturel »…), enfin Paris Auteuil, plus conforme socialement au milieu d’origine d’un Leplay toutefois bien plus à « gauche » théologiquement et idéologiquement que la moyenne de ses paroissiens. Il préside ensuite le conseil régional de l’ERF en région parisienne et dirige enfin l’hebdomadaire Réforme (1991-1995), auquel il collabore, pour la poésie, depuis très longtemps. La retraite officielle n’est que la porte ouverte à d’autres responsabilités, à l’Amitié judéo-chrétienne et à l’Amitié Charles Péguy, et à une série d’ouvrages, dont l’un m’est particulièrement cher et utile, Les Églises protestantes et les juifs face à l’antisémitisme au XXe siècle (Olivétan, 2006).

Le prix de l’Amitié judéo-chrétienne

Amitiés : un beau mot, que l’on peut sans doute étendre au Groupe des Dombes, cette « paroisse » immatérielle qui réunit début septembre, chaque année depuis 1965, quarante théologiens et pasteurs catholiques et protestants pour dialoguer sur ce qui sépare et ce qui unit les deux traditions. Leplay, qui en a été dès l’origine et pour quarante ans, considère les Dombes et l’œcuménisme comme sa quatrième vocation, après celles qui ont été nommées ci-dessus. Au début du XXe siècle, on parlait d’unions : Union pour l’action morale, qui a trouvé sa terre d’élection à Pontivy, Union de libres penseurs et de libres croyants pour la culture morale. Des protestants y jouaient un rôle sans commune mesure avec leur poids dans la société globale ; et ainsi en va-t-il avec un Leplay qui a été vice-président des deux Amitiés citées à l’instant et a reçu en 2017 le prix de l’Amitié judéo-chrétienne.

C’est que le pasteur est aussi un intellectuel, lu et entendu bien au-delà de sa communauté. Un grand lecteur, capable d’insérer dans un canevas autobiographique ses lectures comme autant de dates de sa vie : la Bible d’abord (chronologiquement aussi !), puis les philosophes, puis Ramuz et Péguy, plus tard Mounier, Green, Sartre, Camus, Pierre Emmanuel, Gide, Claudel, Proust, etc. Je retiendrai avec reconnaissance Péguy, bien sûr, puisque Leplay lui a consacré une part de son activité mais aussi une biographie (Desclée de Brouwer, 1998). Et parce que peu de protestants, me semble-t-il, et encore moins d’intellectuels de gauche, s’intéressent à un homme si paresseusement confondu avec le catholicisme et le nationalisme – Péguy le dreyfusard, pourtant ! Péguy « un homme qui a ses principaux amis chez les protestants et chez les juifs », selon les derniers mots tracés lorsqu’il a été mobilisé, en août 1914. Péguy sur lequel, le fait est peu connu, le pasteur Henri Manen avait commandé en 1945 (sans succès, il est vrai) un ouvrage à Jules Isaac. Peut-être était-il nécessaire qu’après Isaac, après le  protestant tchèque Frantisek Laichter au lendemain de 1968 à Prague (un remarquable connaisseur, dûment cité par Leplay), et avec Finkielkraut, pour n’évoquer que trois noms, ce fût un protestant, de surcroît un pasteur, qui contribue à resituer dans la culture française celui qui, traçant le portrait de son ami Bernard Lazare en prophète d’Israël, avait esquissé sans doute un autoportrait. « Un maître en socialisme et spiritualité », écrit Leplay. Un homme dont « le grand mot, le beau mot permanent », note-t-il ailleurs, est celui d’« ami ». Je ne saurais terminer autrement qu’en saluant ainsi, au nom de beaucoup, Michel Leplay.

Ce texte est paru dans la revue de culture protestante Foi et vie (mai 2018).