L’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) ne date pas très précisément cette innovation sémantique. L’une des rubriques de son portail internet évoque « vers 1880 », tandis que la frise chronologique historique proposée ailleurs sur le site mentionne « 1880 » pour « l’invention du terme francophonie », bien attribuée à Onésime Reclus, mais sans précision de source. L’encyclopédie Wikipedia mentionne quant à elle qu’il serait le premier à utiliser le terme « francophone » dans France, Algérie et colonies, livre « paru en 1886 ».
Le protestant Onésime Reclus, inventeur du mot « francophonie »
Alors, 1880, 1886 ou « vers 1880 » ? Vérifications faites, l’encyclopédie en ligne Wikipedia (souvent excellente par ailleurs) fait erreur. Car France, Algérie et colonies a connu une première édition dès 1880 (Hachette, illustrée de 120 gravures sur bois). Et c’est bien dès la première édition 1880 de cet ouvrage consacré aux colonies françaises que le mot « francophone » a vu pour la première fois le jour sous la plume d’Onésime Reclus. Il apparaît dans le chapitre 6, intitulé « La langue française en France, en Europe, dans le monde. langue d’oïl et langue d’oc ».
Le géographe s’attache à faire le décompte de celles et ceux qu’il désigne pour la première fois par le terme de « francophones ». Il comptabilise au total 48 millions d’entre eux au milieu d’un océan d' »hétéroglottes ». Les francophones sont désignés comme « tous ceux qui sont ou semblent être destinés à rester ou à devenir participants de notre langue ».
Le chercheur Luc Pinhas a utilement contextualisé cette réflexion d’Onésime Reclus dans le cadre de l’expansionnisme colonial français(2). Ne transposons pas nos grilles d’analyse du XXIe siècle sur une fin de XIXe siècle profondément imprégnée d’idéal colonisateur ! L’approche d’Onésime Reclus est marquée par son temps, où le « dialogue des cultures » tant prôné aujourd’hui passe au second rang derrière une approche finalement assez nationaliste. Son protestantisme n’aurait-il joué aucun rôle dans la mise en avant du concept de « francophonie », promis à un bel avenir ?
Entre nationalisme et culture diasporique
Laissons la porte ouverte à de nouvelles recherches…, et rappelons qu’à la fin du XIXe siècle, l’ultranationaliste Charles Maurras critiquait, dans La démocratie religieuse, un certain…. Onésime Reclus, notamment accusé de mettre en valeur le fait que « le monde huguenot communiqua avec l’étranger beaucoup plus que le faisait le reste de la nation » française(3). On laissera Maurras à ses conclusions chauvines. Point n’est besoin de le rejoindre sur ce terrain. En revanche, sa charge contre le protestantisme d’Onésime Reclus invite demander si l’ouverture sur le monde des protestants français, marqués par la diaspora et le Refuge, n’aurait pas aussi sa part dans la naissance du terme « francophonie »… Onésime Reclus réfléchissait certes comme un nationaliste colonialiste. Mais il était aussi porté par bien d’autres choses, en particulier sa culture protestante française nourrie d’horizons lointains. Ces lunettes protestantes n’ont pas été inutiles pour lui permettre de discerner ce nouvel espace francophone dont personne n’avait, jusqu’alors, inventé le nom.
Aujourd’hui, comme le précise le site internet de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), on parle désormais de francophonie avec un « f » minuscule pour désigner les locuteurs de français et de Francophonie avec un « F » majuscule pour figurer le dispositif institutionnel organisant les relations entre les pays francophones. Dans un cas comme dans l’autre, le décentrement est la règle : le nationalisme franco-français n’a plus sa place et les protestants, comme les autres, se sont mis à l’école d’une francophonie sans frontières.