En visite en France, le professeur Lewis Clormeus a accepté de répondre à quelques questions, lors d’un passage au laboratoire GSRL (Groupe Sociétés Religions Laïcités), à Paris. Cet universitaire peut être considéré comme le meilleur spécialiste actuel du protestantisme en Haïti. L’un des principaux maîtres d’oeuvre d’un colloque international novateur en cette année 2016[1], il porte un regard d’une grande richesse sur la francophonie protestante haïtienne.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je m’appelle Lewis Ampidu Clormeus, je suis docteur en sociologie (EHESS), chercheur en sciences sociales et professeur à l’Université d’Etat de Haïti (Port-au-Prince), où je travaille sur les religions, notamment et en particulier sur le protestantisme. Je suis très heureux que l’Université d’Etat dans laquelle j’enseigne ait permis l’organisation d’un grand colloque international, le premier du genre, sur le protestantisme en Haïti et sa diaspora, qui a eu lieu en juin 2016. Il y a là en effet un immense terrain de recherche. Le protestantisme en Haïti reste trop peu étudié. À ce sujet, je prépare un ouvrage d’histoire sur le protestantisme en Haïti avant 1915, qui devrait paraître en février 2017.
Combien d’étudiants voyez-vous travailler sur le protestantisme ?
Lors de la dernière session, nous avions cinq étudiants engagés pour des recherches concernant le protestantisme. Lors de la session actuelle, nous sommes passés à plus d’une dizaine d’étudiants, c’est très encourageant. Une nouvelle dynamique se dessine. Il faut dire qu’il y a beaucoup à faire. Les Églises protestantes ont connu un développement considérable, gagnant des millions de fidèles au cours des dernières décennies. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la grande majorité des écoles, en Haïti, sont protestantes ! Pourtant, jusqu’à une date très récente, on n’encourageait pas la recherche sur le protestantisme. On est resté avec l’image d’un Haïti partagé seulement entre catholicisme et vaudou, alors que ce n’est plus du tout ce qu’on observe. Il était temps que les choses commencent à changer dans le domaine de la recherche sur les religions en Haïti. Il est important de connaître l’ensemble du pays réel, et de ne pas s’arrêter à une photographie confessionnelle qui remonte aux années 1960, et qui ne correspond plus du tout à la réalité haïtienne d’aujourd’hui.
Comment voyez-vous l’influence américaine ?
L’influence américaine est importante, du fait de la proximité géographique. Mais elle est surtout sensible en matière d’argent, de financement. Après, lorsque l’on va sur le terrain des Églises haïtiennes, les pratiques sont locales. Il n’y a pas de contrôle de la foi de la part des Américains. Je me souviens, un jour, d’un pasteur pentecôtiste américain venu avec sa femme, dont la tenue (pantalon) a choqué les fidèles haïtiens. Le pasteur avait alors affirmé : « les Américains croient ce qu’ils veulent, les Haïtiens croient ce qu’ils veulent ». La formule résume bien ce qui se passe. Le problème est qu’au niveau de l’image, il reste l’idée, en Haïti, que le protestantisme, c’est l’influence américaine. Être protestant, selon cette mentalité véhiculée dans les milieux catholiques, c’est faire le jeu de l’autre. On véhicule même l’idée que la diffusion du protestantisme fait perdre à Haïti sa cohésion. Mais il est temps de réaliser que le protestantisme haïtien construit aujourd’hui fortement l’identité du pays, on y parle créole et parfois français, et les Églises protestantes gèrent concrètement la grande majorité des écoles en Haïti. Le protestantisme haïtien ne se résume certainement pas à une influence extérieure, il construit la société créole d’aujourd’hui et attire beaucoup de jeunes.
Quel regard portez-vous sur la Fédération Protestante d’Haïti ?
La Fédération Protestante d’Haïti est encore une institution jeune. Sa représentativité n’est pas du tout comparable à celle, en France, de la FPF. Elle a été fondée le 1er mai 1986 à Port-au-Prince, à la suite d’un appel lancé en 1982 par un intellectuel protestant, de confession baptiste, qui avait publié un article disant en substance : « nous sommes deux millions (de protestants) et nous sommes écartés des affaires politiques du pays ». C’était vrai ! Le catholicisme conserve des liens très étroits avec le pouvoir. Et tous les prêtres catholiques en Haïti sont rémunérés par l’Etat, car le concordat est toujours en vigueur. Les protestants avaient dont le sentiment d’être écartés. À partir de là, le président Duvalier s’était manifesté et a tendu la main. En 1986, quand Duvalier est parti, on a voulu intégrer dans le jeu politique des nouveaux acteurs, et la Fédération Protestante est née à cause de cela. La Fédération Protestante d’Haïti a d’abord une fonction politique, et selon la constitution de 1987, elle doit participer à la constitution du conseil électoral permanent. Elle entretient des liens privilégiés avec la Fédération Protestante de France, mais il faut savoir deux choses. D’abord, il y a beaucoup d’Églises qui ne se reconnaissent pas vraiment dans la mission de la FPH, et qui organisent du coup leurs propres réseaux. D’autre part, il existe aussi des milieux d’Églises hostiles à l’idée même d’une fédération unifiée, car qui peut représenter un protestant ? Du coup, on préfère rester entre Églises indépendantes. Enfin, il y a aussi un rapport très pragmatique à la FPH. Quand cela rend service, on reconnaît sa légitimité, et sinon, on se réfère à d’autres légitimités.
[1] Colloque international « Le protestantisme en Haïti et dans sa diaspora » organisé les 16 et 17 juin 2016 à Port-au-Prince (Haïti).