Jean-Louis Malys, ancien secrétaire national de la CFDT, décrit les enjeux symboliques et pratiques d’un mouvement social.

Laissons dormir au loin rêves d’enfants, guirlandes et vins capiteux. Le début de l’année 2023 s’avance en robe de grèves, la réforme du système des retraites, annoncée pour le milieu de ce mois-ci, passant aux yeux des organisations syndicales pour profondément injuste et inégalitaire. Nous ne voulons pas aborder ici la nature même du projet gouvernemental: depuis plusieurs semaines déjà, sites et gazettes en présentent l’analyse, en sous-pèsent les éventuels aménagements, décryptent les rapports de force en présence. Déplaçant le faisceau de lumière, nous proposons plutôt de donner la parole, sans apriori, sans esbroufe, à un responsable syndical, afin de comprendre le mécanisme qui prédispose à la grève. Jean-Louis Malys, avant d’exercer pendant dix ans les responsabilités de secrétaire national de la CFDT, chargé des retraites, a été sidérurgiste à Uckange– département de la Moselle. A cent lieues des invectives ou des paresses de pensée, cet ancien ouvrier porte une parole fraternelle, assume la notion de compromis qu’il ne confond jamais avec la complaisance, pis, la compromission. Voilà pourquoi cet homme chaleureux mérite une écoute attentive.

« J’ai coutume de dire que la grève est semblable à la reine au jeu d’échecs : une pièce maîtresse que l’on ne doit pas manipuler n’importe comment, sauf à tout perdre, explique en souriant Jean-Louis Malys. Exposer en permanence la possibilité de cesser le travail est un pari périlleux parce que l’on risque d’affaiblir la position, donc les revendications  que l’on défend. »

Chacun le sait, la bataille de l’opinion constitue l’un des enjeux majeurs d’une grève nationale –  ou d’un conflit dont les données dépassent le cadre local. En 1995, pour ne prendre qu’un exemple, nombre de Français ont parcouru des kilomètres à bicyclette sans vergogne parce qu’ils avaient le sentiment que les grévistes se battaient pour tout le monde; c’est ce que le sondeur Stéphane Rozès avait appelé la « grève par procuration ».

Ce phénomène est plus banal que l’on le croit.

« Très souvent, au début, la plupart de nos concitoyens sont plutôt favorables à la grève parce qu’ils subissent, eux aussi, des frustrations, des inégalités, souligne Jean-Louis Malys. Ainsi, tous les mouvements sociaux récents qui ont été déclenchés à propos des retraites ont d’abord bénéficié de l’appui de l’opinion. Mais ensuite, parce que toute grève pénalise des usagers, notamment dans les transports, et frappent avant tout les salariés les plus fragiles–  ceux que j’appelle des gens simples, qui ne voient jamais un syndicat parce qu’ils travaillent dans de petites entreprises au climat social très dur– un mouvement social peut provoquer la colère, voire le rejet. C’est pourquoi j’ai toujours dit que les syndicats ne doivent pas se contenter de dénoncer des injustices. Ils ont le devoir de proposer des solutions alternatives, afin de ne pas être associés à des nuisances, de ne pas apparaître comme des empêcheurs de vivre

Cet aspect de l’affrontement doit d’autant plus être pris en compte que, pendant le conflit, les grévistes donnent souvent le sentiment de s’amuser, de passer de bons moments. « Si les révolutions sont les grandes vacances de la vie, les grèves sont celles du prolétaires, a écrit l’historienne Michelle Perrot. Elles desserrent l’étau des horaires rigides, des cadences lancinantes, et introduisent dans une existence harassante et sans trêve la liberté du loisir. » D’une certaine façon, Jean-Louis Malys ne dit pas autre chose quand il décrit l’exaltation d’une aventure collective au cours de laquelle des salariés se rassemblent avec ferveur :

« En cessant le travail, les gens se lancent dans une lutte, mais aussi dans une forme de fête puisqu’ils s’emparent, ensemble donc dans un état d’esprit collectif, d’un pouvoir dont ils sont habituellement privés; cela ne peut qu’engendrer chez eux un sentiment de liesse. Maintenant, derrière tout ça, il y a des enjeux qui pèsent lourd et donc une forme d’inquiétude, voire d’angoisse, dont le public n’a pas toujours conscience mais qui existe bel et bien.»

Il donc est essentiel que les grévistes prennent conscience des limites à ne pas dépasser. D’abord, on l’a dit, pour ne pas provoquer le rejet de l’opinion, mais encore pour obtenir un résultat positif. A quoi bon s’obstiner si c’est pour reprendre penaud le chemin de l’entreprise en n’ayant rien gagné ? «Dans toute société démocratique, on le sait, nul ne peut imposer ses propres opinions, ses propres intérêts sans négocier, rappelle d’évidence Jean-Louis Malys. Je ne connais pas de grève, y compris locale, qui ait abouti à un triomphe. On habille toujours en victoire le compromis, mais l’action syndicale est une école d’humilité. Ce qui compte n’est pas le résultat du match ou du conflit mais ce que la grève a permis de faire advenir. »  

Jadis très forte chez les ouvriers, la conscience de classe est désormais diffuse. La diversité des emplois, la disparité des statuts ont contribué à l’éclatement d’un groupe autrefois homogène et l’égalité homme-femme, les questions environnementales, éthiques, ont pris le pas sur les revendications matérielles. Mais qu’ils travaillent dans un hypermarché, dans une usine, un atelier, dans les cuisines d’un restaurant chic ou sur les quais de Marseille-Fos, il est un sentiment que les ouvriers ne perdent pas de vue : c’est le souci de leur dignité. Voilà aussi pourquoi, face à la question des retraites, un protestant déclarait qu’il y a de quoi faire chuter plusieurs gouvernements. Michel Rocard vous souhaite une excellente année 2023 !