Pour ma part, je reprendrais volontiers les commentaires de la Confédération Paysanne (favorable à une agriculture respectueuse de l’environnement) qui a rejoint le mouvement de protestation, en France : « Certes, une simplification administrative est nécessaire car beaucoup de procédures administratives et de normes sanitaires sont inadaptées à la réalité de nos fermesMais ne nous trompons pas de cible. La demande de la majorité des agriculteurs et agricultrices qui manifestent est bien celle de vivre dignement de leur métier, pas de nier les enjeux de santé et de climat ou de rogner encore davantage sur nos maigres droits sociaux ». Je retranscrit cette prise de position car, pendant le même temps, beaucoup d’autres manifestants font l’amalgame et accablent les normes environnementales de tous les maux.

Mais qu’en est-il de cet effet de ciseau entre la juste rémunération de l’activité paysanne et une agriculture respectueuse de l’environnement ? Au nombre des difficultés pointées, pour vivre dignement de son métier, certains relèvent, par exemple, que le marché du bio s’est tassé, tandis que le nombre d’exploitations reconnues comme bio continue à augmenter, ce qui complique l’accès au marché pour ceux qui ont sauté le pas. De fait, les prix de l’alimentation biologique ont moins cru que les autres (vu qu’ils sont moins dépendants des intrants dont les coûts ont explosé), mais ils ont augmenté également et, inflation oblige, une partie des ménages se sont repliés sur des produits moins chers.

Du coup, j’ai voulu comparer des ordres de grandeur.

La transition écologique coûte cher

Je me suis demandé, par exemple, la masse financière qu’il faudrait pour ramener le prix des denrées biologiques, qui n’utilisent pas d’intrants toxiques et qui génèrent moins d’effet de serre (du fait de leur recours plus faible aux engrais azotés), au prix des autres, et rendre possible, de la sorte, le basculement de l’ensemble de la production agricole vers des pratiques ayant moins de conséquences négatives. Mon calcul vaut ce qu’il vaut. Dans la comptabilité nationale, la consommation des ménages en « produits alimentaires et boissons non alcoolisées » s’élève, sur une année, à 155 milliards d’euros. Les pointages effectués par différents acteurs disent, qu’en moyenne, un aliment biologique vaut 30 % de plus qu’un aliment produit de manière conventionnelle. Il faudrait donc injecter, chaque année, 55 milliards d’euro (pour cette seule action).

La PAC rapporte à la France, chaque année, un peu moins de 10 milliards d’euro. On voit donc que, même si on mobilisait toutes les subventions de la PAC à cet effet, on serait loin du compte. A titre de comparaison, le bouclier énergétique a coûté, entre 30 et 35 milliards d’euros l’an dernier. Et le budget de l’état, pour sa part, s’élève à 410 milliards d’euros par an. Consacrer plus de 10 % du budget de l’état à l’enjeu dont nous parlons paraît irréaliste.

Donc, dans ce domaine comme dans d’autres, la transition écologique ne peut pas se limiter à financer les mesures les unes à côté des autres. Elle suppose que les changements de pratique fassent système et qu’ils s’emboîtent les uns dans les autres.

Comment font ceux qui achètent bio ?

Commençons, pour rendre les choses concrètes, par examiner ce qu’il en est des comportements des acheteurs. On pourrait se demander, par exemple, comment font ceux qui achètent bio pour boucler leur budget car, contrairement à ce que certains prétendent, ceux-là ne sont pas tous riches. D’abord, en général, ils mangent moins de viande et de fromage, qui représentent en gros le tiers des dépenses d’alimentation des ménages (toujours d’après la comptabilité nationale). J’imagine la consternation des éleveurs qui me lisent ! Mais c’est assurément un moyen de réduire son addition alimentaire non pas d’un tiers, car il faut acheter plus de légumes, de céréales et de légumineuses, mais significativement. Mettons, par exemple, qu’ils rattrapent la moitié du fameux surcoût de 30 %.

L’autre moitié se récupère sans doute sur leur budget transport. Il faut savoir que le budget transport des ménages est du même montant que le budget alimentation (entre 155 et 160 milliards d’euros par an). Si vous utilisez moins la voiture, si vous covoiturez davantage, si vous utilisez les transports en commun et que vous ne faites pas de voyages à l’autre bout du monde, votre budget transport va chuter. C’est d’ailleurs un domaine où beaucoup de gens ont une fausse perception des coûts de la voiture (on oublie de compter les réparations, par exemple, qui coûtent aussi cher que le carburant, et même l’assurance qui est un coût fixe, devrait entrer en ligne de compte quand on soupèse l’intérêt d’avoir une deuxième voiture).

Je vous livre quelques estimations (ce sont des ordres de grandeur). Le coût d’un TER (pour l’usager) est en moyenne de 8 cents par kilomètres. Les transports en commun urbains coûtent (toujours pour l’usager) 12 cents par kilomètres. Le TGV est à environ 20 cents du kilomètre (en moyenne : plus les distances sont longues moins il est cher). Et la voiture pour sa part (c’est là que beaucoup de gens font une grosse erreur de perspective) tourne autour de 40 cents du kilomètre.

Donc si vous êtes trois vous avez intérêt à prendre les transports en commun urbains ou régionaux et si vous êtes seul vous avez intérêt à prendre le TGV (à deux c’est le même prix que la voiture). Et si vous habitez dans une zone reculée, vous avez évidemment intérêt à covoiturer.

J’imagine la consternation des constructeurs automobiles et aéronautiques qui me lisent! En tout cas, il ne paraît pas si difficile que cela de diminuer ses coûts de transport de 15 %.

Chercher à avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement ne coûte donc pas plus cher, mais cela suppose de changer de mode de vie de part en part et de ne pas simplement travailler sur une dimension.

Au niveau sociétal

Un tel raisonnement vaut-il au niveau sociétal ? Eh bien ! Si on veut sortir de l’effet de ciseau qui veut que les pratiques respectueuses de l’environnement coûtent trop cher, il faudra bien en venir à de tels raisonnements. Comme l’écrit le Haut Conseil pour le Climat : « Dans le contexte actuel de hausse de la précarité alimentaire, la réduction de la consommation de produits d’origine animale apparaît comme le premier levier à mobiliser, tant du point de vue du potentiel de réduction des émissions que du point de vue du budget des ménages, particulièrement des plus modestes ». Encore faut-il, naturellement, accompagner de telles transitions.

En tout cas il est clair que les revendications sectorielles, comme celle qui se fait jour aujourd’hui dans l’agriculture, sont difficiles à satisfaire une par une.

Pour couronner le tout, l’essentiel des coûts engendrés par les conséquences néfastes de nos pratiques actuelles sont des coûts de moyen terme plus que de court terme (encore que les coûts d’assurance croissants nous montrent que le changement climatique a d’ores et déjà un coût perceptible).

Émietter les mesures est, donc, peut-être une bonne manière de les faire passer dans un premier temps, mais cela produit l’accumulation des normes que certains dénoncent aujourd’hui. Et faute de basculer dans un autre modèle global où les règles feraient sens, on en reste à une série de prescriptions perçues comme absurdes.

Tactique et stratégie

Au moment où j’écris ces lignes, j’ignore ce que deviendra le mouvement de protestation. Il est probable que l’état essayera d’éteindre l’incendie en privilégiant la tactique sur la stratégie et, notamment, la tactique électorale.

C’est de bonne guerre, mais ce n’est pas à la hauteur des enjeux. Il est vrai que le discours politique est de moins en moins capable de construire du sens collectif et que les tentatives assez vaines, des communicants pour construire des « récits » de l’action gouvernementale pour les années à venir montre les limites sur lesquelles ils butent.

En fait, tant qu’il reste dans le sectoriel, le gouvernement passera son temps à éteindre les incendies qui surgissent ici et là. Il est vrai que la société française est divisée, que la représentation politique l’est aussi. Mais c’est, finalement, une situation assez habituelle. Ce qui est plus inhabituel est que le changement incrémental, les coups de pouce successifs, butent sur des limites.

Les églises, pour leur part, ont produit de nombreux documents sur une approche de la transition écologique qui fasse sens, qui soit un avenir désirable, et qui soit autre chose qu’une suite de contraintes et de pensums. Pour l’instant elles sont peu entendues.