Tout paraît différent. La réforme des retraites sera-t-elle adoptée ? Rejetée ? Nous le saurons cet après-midi. Mais le quinquennat semble avoir amorcé son tout premier virage. Ainsi, les responsables politiques (et les commentateurs) peuvent-ils être surpris par les conséquences d’un acte. Ils ont beau prévoir, imaginer, calculer au plus juste, surgit souvent devant eux l’imprévu. Ce n’est pas, de leur part, un manque de jugeote, ou même d’expérience. Non. C’est que  tout événement possède sa logique propre, une force entraînante qui peut modifier le cours des choses.  Un dévoilement, une révélation. Comme une apocalypse ?

« Il faut raison garder, prévient Bernard Reber, philosophe politique et directeur de recherches au CNRS. Elisabeth Borne a simplement fait jouer l’un des rouages de la constitution. Bien sûr, elle l’a fait dans un contexte passionnel, mais cela n’a rien de scandaleux. L’article 49.3 a été conçu par les hauts fonctionnaires qui entouraient Michel Debré en 1958,  par des hommes de gauche et de droite comme un remède à l’instabilité chronique de la Quatrième république. Il permet au gouvernement d’engager sa responsabilité pour éviter des blocages parlementaires et de prendre des décisions difficiles, voire impopulaires. Par ailleurs, le nombre de manifestants, pour élevé qu’il soit, ne peut être mis en balance avec les 18 millions d’électeurs qui ont voté pour Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle. »

Un point de vue partagé par Nicolas Roussellier, professeur à Sciences Po et à l’Ecole Polytechnique, pour qui nous ne devons pas perdre le sens de la mesure : « Les manifestants radicaux sont pour l’instant en nombre limité. Si les syndicats sont revenus sur le devant de la scène, ils sont aussi piégés par le système des grandes journées de grève suivies de périodes calmes, un procédé qui préserve leur popularité mais qui ne réussit pas à embrayer sur une vraie et forte reconductibilité; dans les conditions présentes, tant que le rapport de force n’évolue pas, le Président peut rester sur ses positions. »

Ceci dit, l’utilisation de l’article 49.3 signe une forme d’échec, alors que le gouvernement promettait de faire approuver sa loi  à l’issue d’un vrai débat démocratique et – pourquoi pas ? – grâce à un consensus.

« Bien sûr, il eût mieux valu obtenir un accord général, admet Bernard Reber. Mais j’observe qu’aujourd’hui toutes les légitimités sont remises en question. Pour délibérer de manière efficace, il convient de se respecter mutuellement, d’admettre la légitimité des partis en présence. Or, le débat parlementaire a été piteux, voire outrancier. Si le niveau des échanges avait été à la hauteur des enjeux, peut-être un accord aurait-il pu voir le jour. Mais le très bas niveau des interventions, notamment de la part des députés de La France Insoumise, a empêché que des discussions de fond s’engagent et conduisent à un compromis. » 

Derrière ces affrontements de chiffonniers, c’est tout le système de notre représentation qui traverse une crise.

« La déliquescence des partis politiques, amorcée en 2017, a connu ces derniers mois une accélération spectaculaire, observe Nicolas Roussellier. Le fait que le président du parti qui se réclame du général de Gaulle soit incapable de se faire obéir de ses troupes est lourd de sens. Dans le domaine politique, la discipline collective est aujourd’hui bafouée, ce qui pose un problème de « gouvernabilité » pour tout le monde. »

On peut s’interroger sur la façon dont les protestants se situent par rapport à cette crise.

Evidemment, les sondages ne prenant pas en compte l’appartenance religieuse des personnes interrogées, nous devons rester prudents. Tout juste pouvons-nous rappeler que, depuis Germaine de Staël jusqu’à Michel Rocard en passant par Guizot, les enfants de la Réforme n’ont pas fréquenté souvent les barricades.

Pour le dire autrement, l’ancrage parlementaire et la recherche d’un accord l’emportent chez eux sur la passion du chamboule-tout. Mais n’allons pas trop vite en les imaginant tous favorables au projet présenté. D’abord parce que leur souci du bien-être collectif et du progrès partagé les porte à une inventivité dont la réforme actuelle est dépourvue. Pour ne prendre qu’un exemple, Michel Rocard ne se mentait pas sur les contraintes et les réalités économiques, mais il envisageait toujours des solutions non conformistes. Ensuite parce que la culture synodale protestante s’accommode mal d’une pratique autoritaire et verticale de la politique. Or, le président de la République paraît y céder plus souvent qu’à son tour.

« A l’origine, Emmanuel Macron se présentait comme influencé par la pensée de Paul Ricœur,  et promettait de faire advenir des majorités transpartisanes, rappelle Nicolas Roussellier. En donnant la priorité à ce qu’il considère comme une urgence non négociable, il se comporte plutôt en disciple de Machiavel, pour qui le Prince doit savoir articuler sa volonté à la nécessité. » 

Peut-être le président pense-t-il que, plus tard, on lui saura gré d’avoir eu le courage d’être impopulaire. Mais parier sur sa propre postérité, voilà qui non plus n’est pas très protestant.

Dans quelques heures, la réforme des retraites et le gouvernement vont connaître une nouvelle épreuve. « On s’engage et puis on voit », résumait Napoléon…