J’ai eu l’occasion de voir, récemment, à Lisbonne, une exposition du photographe italien Lugi Ghirri (qui était, d’ailleurs, passée par Paris en 2019). Je me retrouve souvent en sympathie avec ce que nous fait voir cet artiste. Cette fois-ci, un extrait de texte, en anglais, figurant dans un cartel, m’a beaucoup intéressé et je suis, on s’en doute, retourné vers la version française, publiée, à l’époque, par le musée du Jeu de Paume.
Ce texte de 1984 (!) nous parle, déjà, du flux incessant des images, de la rapidité de leur reproduction et de la manière dont tout cela modifie notre regard. Je cite l’extrait qui m’a frappé :
« Les techniques visuelles récentes ont provoqué une transformation de la qualité du regard, les images électroniques, les techniques vidéo semblent reléguer la photographie au grenier des antiquités ; mais, malgré tout, je crois qu’elle a encore un vaste espace devant elle. Les lieux, l’extérieur, l’intérieur, tout semble traversé par des stimuli visuels de plus en plus rapides et fréquents, mais tout cela nous empêche de voir clairement. Au milieu de cette mer hétérogène, dans ces lieux qui sont de plus en plus soumis à la domination totale [de la répétition du même, de lieu en lieu] et où la multiplication suit un rythme de plus en plus vertigineux, nous pouvons considérer la photographie comme un moment important de pause et de réflexion. La photographie, donc, comme moment de réactivation des circuits de l’attention, que la vitesse de l’extérieur avait fait sauter ».
On peut y réagir en revendiquant une photographie de recherche avec des protocoles précis, mais ce n’est pas le point de vue de Luigi Ghiri. « Nous devons passer, écrit-il, de la photographie de recherche à la recherche de la photographie.
Rechercher une photographie qui indique de nouvelles méthodes pour voir, de nouveaux alphabets visuels […] Rechercher une photographie qui instaure de nouveaux rapports […] entre l’auteur et l’extérieur, de nouvelles voies, de nouveaux concepts, de nouvelles idées, pour entrer en relation avec le monde, chercher des moyens appropriés de le représenter, pour restituer des images, des figures, pour que photographier le monde soit aussi une manière de le comprendre ».
Chercher des moyens de représenter le monde, plutôt que de recevoir passivement les images qui finissent par en masquer tout sens : il y a là un chantier plus actuel que jamais !
Les échanges rapides de photos et de vidéo : une vision, à plat, du monde
Du point de vue de la circulation des images, notre monde n’a pas grand chose à voir avec celui de 1984. Nous recevons, via les réseaux sociaux, des images par dizaines. Elles sont surtout là pour nous montrer que tel ou tel « était là » à tel moment. Dans les expositions c’est devenu une manie de prendre un tableau en photo plutôt que de le regarder. On photographie ce qu’on mange, les lieux que l’on traverse. On se met en scène avec d’autres ou seul dans un décor. Mais l’ensemble est plutôt plat et ne nous dit pas grand chose. D’Instagram à TikTok, on cherche à communiquer une expérience, pas beaucoup à s’interroger sur le monde.
Est-il encore possible de « réactiver les circuits de l’attention que la vitesse a fait sauter » pour parler comme Luigi Ghirri ? Sans doute, si on le veut ; et ses photos, même avec 40 ans d’écart, en témoignent (on les trouve facilement sur Internet, mais elles ne sont pas libres de droit). Et le défi n’est pas si récent : il a existé, sur le mode mineur, autrefois. Au XVIIe siècle alors que les bourgeois hollandais se font peindre dans leurs intérieurs, le choix de Vermeer est de toujours les montrer en train de penser à ailleurs, de ne pas être tout à fait là.
Dans la même scène, le tableau de droite montre, par exemple, une femme avec plus de recul sur son activité et (on ne le voit pas avec la mauvaise qualité de ma reproduction) dans sa balance il n’y a rien. Que fait-elle ? A quoi pense-t-elle ?
La pesée par De Hooch et Vermeer
On peut soit coller au présent et chercher à en avoir une image la plus ressemblante possible, soit « essayer de comprendre le monde », comme le dit encore Ghirri, en proposant un angle qui met les êtres et les objets en perspective.
Voir ou ne pas voir, dans l’évangile de Jean
Et ce n’est, finalement, pas si différent des considérations sur la vue qui traversent l’évangile de Jean. Lors de la guérison de l’aveugle-né, Jésus y dit : « C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles » (Jn 9.39). C’est une des nombreuses occurrences où Jean raconte combien il était difficile à une partie des personnes qui croisaient Jésus, de percevoir et de rejoindre son point de vue. Beaucoup avaient du mal à sortir de leur routine et des contraintes de leurs activités ordinaires.
Et nous butons, aujourd’hui, sur la même difficulté : nous avons du mal à donner du sens à ce que nous faisons, parce que nous ne prenons pas le temps de considérer notre vie avec distance et recul critique. Or ce n’est pas tellement difficile. Mais il faut sortir de la sorte d’apathie où nos sens s’engourdissent à force de voir défiler des images sans profondeur.