Quelle aventure ! En croisant toutes les données électorales d’une part, toutes les informations socio-économiques d’autre part, pour une période allant de 1789 à 2022, Julia Cagé et Thomas Piketty tentent de comprendre dans quelle mesure le fonctionnement de notre vie politique participe à l’accroissement des inégalités. Ne boudons pas notre plaisir. « Une histoire du conflit politique » (Le Seuil, 851 p. 27 €) représente un travail considérable, un ensemble titanesque, à l’heure où nombre d’essayistes préfèrent l’infiniment petit, la réflexion minimaliste. Bon…Ce n’est pas encore « Séville et l’Atlantique 1504-1650 », presque huit mille pages au compteur, mais il est vrai qu’à ce jeu-là, Huguette et Pierre Chaunu demeurent imbattables.

Toute plaisanterie mise de côté, les tableaux statistiques et les cartes qui nous sont présentés donnent le vertige. Voulez- vous connaître le diagramme du taux d’inscription électorale dans les territoires ? Le rapport entre l’inscription électorale et la participation effective ? Ou bien savoir à quoi ressemble l’évolution du vote à gauche par niveau de revenu de 1910 à 1993 ? Ou bien encore observer le graphique du rapport entre la richesse et la présidentielle en 2002 ? Grâce au duo Cagé-Piketty, vous verrez tout cela. Enfin… Grâce à eux, mais aussi à une armée de « petites mains » – remerciée dès les premières pages de l’ouvrage, en même temps que la petite fille des auteurs…– et grâce au soutien financier du Conseil Européen de la Recherche, du Centre d’Histoire économique et sociale François-Simiand, du World Inequalité Lab.

Disons-le d’emblée, Julia Cagé et Thomas Piketty ont une thèse. Constatant que notre vie politique est composée de trois blocs depuis 2017 – en gros l’extrême droite, l’extrême gauche et le mouvement qui soutient le Président – considérant que les inégalités ne cessent d’augmenter depuis cette date, ils estiment que la tripartition politique engendre la régression économique et sociale, quand la bipartition favorise au contraire le progrès. Très bien. Mais outre que cette affirmation flirte avec le syllogisme, les chapitres qui visent à prouver sa justesse provoquent le scepticisme.

Pour ne prendre qu’un exemple, quand Julia Cagé et Thomas Piketty parlent de « La difficile construction de la bipartition » pour une période allant de 1922 à 1992, comment ne pas avoir le sentiment qu’ils sont deux chausseurs voulant faire entrer dans des souliers taille 32 des pieds de taille 45?

« Avec l’avènement de la Vème république, le système politique français entre dans sa seule période de bipartition pure, écrivent les auteurs. Il y a quelque chose d’ironique dans le fait que le général de Gaulle, qui entendait rassembler les Français au-delà de la droite et de la gauche ait contribué à la mise en place du système bipolaire le plus pur de l’histoire du pays. Sans doute était-il conscient du rôle moteur de la bipartition pour la démocratie électorale. Toujours est-il que le bloc gaulliste réussit en quelques années à unifier l’ensemble de la droite, des libéraux aux indépendants en passant par les conservateurs et les démocrates-chrétiens. » 

Pareil raisonnement laisse pantois.

Comment Julia Cagé et Thomas Piketty expliquent-ils la candidature du démocrate-chrétien Jean Lecanuet en 1965 ? Et le fait que le seizième arrondissement de Paris ait majoritairement voté non au général de Gaulle en 1969 ? Et l’opposition idéologique, pas seulement fondée sur une querelle de personnes, entre le giscardisme et le post gaullisme, durant les années 1974-1981? Il est probable que les auteurs confondent les effets du scrutin majoritaire, qui imposent aux familles politiques de se rassembler pour gouverner, avec le champ des représentations politiques, dont Marcel Gauchet rappelait récemment qu’il constitue le socle de notre vie politique depuis 1789. Pour dire les choses autrement, ce n’est pas parce que le clivage gauche-droite nous est consubstantiel qu’il interdit les oppositions, les affrontements, voire les ruptures au sein de chaque famille.

Dans un même élan, nos chercheurs affirment que la droite a mené, tout au long du vingtième siècle, une des politiques les plus généreuses sur le plan social qui se pusse concevoir simplement parce qu’elle voulait empêcher la victoire de la gauche. On se réjouit que la droite républicaine, ici, ne soit pas diabolisée. Mais outre le fait que cette analyse contredit l’affirmation précédente – puisqu’elle prouve que le général de Gaulle était capable de promouvoir une politique échappant aux revendications de son camp supposé – outre le fait qu’elle passe par pertes et profits l’héritage du Front Populaire et l’influence de la gauche au sein du Conseil National de la Résistance, elle est contredite quelques pages plus loin, quand Julia Cagé et Thomas Piketty mettent les divisions de la gauche sur le compte des limites de la bipartition de la vie politique.

Un livre aussi critiqué

On espère que les lecteurs, à cet instant, ne se sont pas perdus en route. Mais c’est ainsi, la forêt des chiffres et des raisonnements de Julia Cagé et Thomas Piketty impose à qui veut les lire un effort. A juste titre, on peut se demander quelle est la légitimité d’un journaliste pour contester leur thèse. Aussi bien citerons-nous l’historien Nicolas Roussellier qui, sur le site de L’Obs, estime que la méthode Piketty-Cagé n’est pas pertinente : « Les auteurs pointent des tendances qui sont statistiquement vraies mais tentent d’en déduire des réalités qui ne peuvent être que des extrapolations et des artefacts d’enquête.» On évoquera de surcroît Michel Winock, historien bien connu qui, dans ChallengeS, relève, lui aussi, nombre d’erreurs dans le livre : « En fait, les motivations des électeurs (conscientes et inconscientes) sont complexes. Elles ressortissent certes aux conditions sociales, mais aussi aux croyances (longtemps la question religieuse a été la ligne de démarcation), aux préjugés, aux dimensions émotionnelles de la politique (lire sur le sujet l’excellent ouvrage de Philippe Braud, « L’émotion en politique ») , à la quête de sécurité, à l’influence familiale, à l’attrait des candidats, etc. Si le conflit politique se réduisait à la lutte des « pauvres » contre les « riches », la gauche, championne des « damnés de la terre », se maintiendrait sans interruption au pouvoir. »

Mais alors, dira-t-on, pourquoi s’attarder ? D’abord parce que ce travail est considérable par son ampleur. Cela force le respect. Ensuite parce qu’il rencontre un vrai succès public. Cela mérite d’être pris au sérieux. Enfin parce qu’il vise à répondre aux interrogations de nos concitoyens sur le bouleversement du champ politique. En essayant de comprendre ce que personne aujourd’hui ne saisit de façon claire, Julia Cagé et Thomas Piketty font preuve d’audace et, pourquoi ne pas le dire ? D’une forme de courage. Oh bien sûr, ils ne risquent pas de perdre leur emploi, l’aura dont ils bénéficient, le soutien que leur apportent les médias les plus installés. Mais enfin, quand même, ils courent le péril de se tromper aux yeux du plus grand nombre, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

Au moment de conclure, on se rappelle avec émotion Jean-Marie Mayeur, historien du catholicisme social, homme de droite assumé qui pouvait donner la meilleure note à des étudiants de gauche. Penché sur un bureau dans un vaste amphithéâtre rempli comme un œuf, il égrenait les résultats des élections cantonales de 1913, un ton morne et détaché lui tenant lieu de fantaisie. Conscient que la science historique avançait dans la brume, il agissait avec rigueur mais ne se prenait guère pour Léonard de Vinci. Telle est finalement la principale qualité que l’on attend des politistes.