De nouvelles féodalités ont émergé dans la sphère d’influence russe, qui entrent en conflit avec les principes occidentaux de démocratie et de liberté religieuse.
Là où est l’argent, là est le pouvoir. L’expression est cynique mais réaliste au regard de l’histoire. En Occident, les systèmes féodaux mis en place avec l’avènement des monarchies ont concentré l’attribution du pouvoir entre les mains de rois et de quelques grandes familles.
La féodalité était terrienne
Pour régner sur leurs territoires et en récolter notamment l’argent d’impôts suffisants pour gérer l’économie, lever des armées et défendre les frontières, il fallait au monarque nommer autant de comtes, de marquis ou de barons que la géographie l’exigeait. C’était alors une manière de décentraliser le pouvoir et de laisser une marge de manœuvre aux Grands du royaume, dont la fidélité aurait pu varier en fonction de leur puissance ou de l’attraction d’un pays voisin. Le souverain tenait l’État par ses duchés, comtés ou baronnies, qui faisaient leur affaire de gérer le peuple et d’en extraire les taxes en échange d’une paix durable et d’une vie possible.
Bien sûr caricaturale, cette vision est néanmoins exacte sur un point : avec une population essentiellement rurale, la richesse est dans la terre et la féodalité s’est donc naturellement fondée sur la géographie.
À l’heure du développement mécanique, puis industriel et, enfin, technologique, la terre n’est plus en Occident le lieu de la richesse. Le modèle féodal est donc partout tombé, remplacé par des systèmes variés de démocraties. Par le vote et l’élection d’assemblées, celles-ci ont toutes placé le peuple et les individus au centre du processus de décision. Le poids de l’individu est tel que la rue semblait parfois gouverner, jusqu’à aujourd’hui. Même les Églises se sont adaptées et, dans beaucoup de pays, vivent maintenant principalement du don de personnes physiques, les paroissiens, et non plus des revenus de leurs évêchés ou possessions. Cela a progressivement fait évoluer la manière des Églises de penser leur avenir, jusqu’à se soucier d’évangélisation à partir du XIXe siècle industriel.
Une corruption apparente
Si la richesse ne provient plus de la terre, elle a d’abord été remplacée par la richesse de la production industrielle puis, au fil des années, par une richesse de la finance et des services, concentrant les pouvoirs d’investissement et d’action entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint de personnes. Aujourd’hui, en Occident, cette évolution continue, se traduisant par une richesse technologique devenue tellement puissante et internationale qu’elle échappe partiellement aux États. Les pays ont dès lors beaucoup moins de pouvoir, celui-ci se répartissant aussi sur les grandes entreprises et les réseaux sociaux.
Mais certains États n’ont pas vécu de la même manière leur évolution et la fin de la féodalité ; ils ont pris une autre voie que la démocratie. L’URSS ou la Chine, par exemple, ont fait l’expérience du communisme et sont restées sur une organisation féodale. Mais là aussi la richesse des campagnes a peu à peu été remplacée par celle de la production, et cela s’est traduit jusque dans l’organisation politique. La féodalité n’est alors plus géographique, mais industrielle. C’est notamment le cas pour les entreprises du secteur de l’énergie, capables de créer une manne financière importante. Dans une Russie dont la pensée officielle est actuellement dominée par le souvenir impérial, les dirigeants de sociétés gazières ou pétrolières comme Gazprom ou Rosneft ont table ouverte à la cour et sont associés aux décisions ; ils font perdurer de manière moderne de ponctionner une part de la manne pour vivre et servir le système, comme le faisait l’ancienne noblesse. Un Occidental appelle aujourd’hui cela de la corruption, là où un membre de la cour de Russie pourrait juste reconnaître les marques d’un nouveau mode de féodalité.
L’éthique n’a pas suivi
Dans une Russie où la Cour est encore présente et où les oligarques sont les princes et les comtes modernes, le pouvoir est concentré ; pour s’en rapprocher, l’Église elle-même se relie fortement à l’État et sert les intérêts de la nation. Le soutien officiel de l’Église orthodoxe et l’appartenance passée de l’actuel dirigeant de la Fédération de Russie au KGB en sont des signes marquants.
Le problème est d’ordre éthique. D’abord parce que dans l’Ancien Régime, la puissance financière des personnes était bien moindre, se comptant en centaines de millions d’euros, là où les princes d’aujourd’hui comptent en dizaines de milliards. Ensuite parce que la technologie permet une immédiateté des transmissions d’informations ou de décisions. Il en résulte une hyperconcentration du pouvoir à un niveau qui n’a jamais été égalé, au point que l’on touche là à la toute-puissance. Dans cet ordre des choses, le peuple n’existe plus réellement et le poids de la féodalité a été décuplé par rapport aux temps fantasmés de la Grande Catherine de Russie. La dimension éthique, celle qui permet à l’être humain de gouverner sa vie en lien avec les autres et avec Dieu, ne subsiste plus qu’au niveau des individus mais n’est plus vécue ni en Église ni au niveau de la notion de peuple.
Remettre l’humain au centre
Si la nouvelle féodalité russe permet en partie de comprendre qu’une guerre de frontière soit encore d’actualité aux confins de l’Europe, elle met aussi en question les Églises d’Occident. La première interrogation est de savoir en quoi les Églises peuvent renforcer leur rôle d’éducation au sein de la société afin d’aider les personnes à prendre conscience de l’importance de leur pouvoir individuel, les former à l’exercice de leur liberté tant sociale que spirituelle, leur donner les bases qui permettent de fonder des choix éthiques.
La seconde question porte sur la toute-puissance, que ce soit celle d’un État, de la fortune, d’un chef de famille ou d’entreprise ou d’un leader charismatique, fût-il pasteur ou clerc. La théologie, par exemple, n’est pas démocratique en ce sens que l’on ne vote pas pour Dieu et que le ciel ne reflète pas la volonté humaine, la Bible induit des interprétations diverses qui ne sauraient devenir des injonctions rituelles, le leadership de certains pasteurs ne peut se transformer en pouvoir absolu sur les consciences. L’attention portée à la toute-puissance se doit alors d’être effective et constante.
Une troisième question pourrait toucher aux poids relatifs des paroisses et de l’Église nationale dans un système d’organisation presbytérien-synodal. Éviter un retour à la féodalité implique sans doute de renforcer constamment la décentralisation des décisions en faveur du niveau local, puisque tout régime tend immanquablement à se centraliser pour des raisons d’économie ou de pratique. Accepter parfois de perdre en efficacité est ici un choix qui peut relever de l’éthique.
Bien d’autres questions sont aujourd’hui posées par l’affrontement de civilisations que sous-tend la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Dans ce cadre, la responsabilité de l’Église sera sans doute de prendre conscience des enjeux qui émergent déjà et influeront sur la vie des communautés futures, formées par ceux qui sont encore aujourd’hui à l’école biblique.