Mieux qu’un rêve d’école, un idéal de vie : tous les enfants seraient égaux, non seulement devant la loi, mais encore devant la connaissance. Nous n’allons pas faire passer René Haby (1919-2003) pour un disciple de notre bien aimé Jean-Paul Rabaut-Saint-Etienne. Mais nous voulons saluer la mémoire d’un recteur qui, ministre de l’Education nationale entre 1974 à 1978, a provoqué l’une des révolutions les plus judicieuses et pacifiques du siècle dernier.
« La création du collège unique, par la loi de 1975, a été célébrée comme l’aboutissement d’un processus de démocratisation et d’ouverture de l’enseignement à tous les enfants d’une classe d’âge, note le portail « Vie publique » qui dépend des services du Premier ministre. Doter les collégiens d’un bagage scolaire identique est la raison d’être du collège unique. »
Inscrire dans la pratique des principes essentiels, quoi de plus remarquable ? Hélas, en annonçant la création de groupes de niveau, complétée par de nombreuses mesures techniques telles que la réforme du brevet, Gabriel Attal, actuel ministre de l’Education, remet en question ces principes et cette belle institution qui donne à tous les élèves, depuis la sixième jusqu’à la fin de la troisième, le même enseignement, le même savoir. Tous les élèves ? L’historien Patrick Cabanel, auteur, notamment, d’une biographie de Ferdinand Buisson – l’un des pères de l’école républicaine laïque et obligatoire – nous invite à regarder certaines vérités en face. En protestant.
«Il faut le reconnaître, l’école voulue par Ferdinand Buisson, républicaine dans ses principes et ses références, n’était pas égalitaire, ni même démocratique, observe pour commencer notre interlocuteur. Elle avait pour objectif d’ouvrir – et c’était déjà beaucoup – les portes de l’école primaire à tous les enfants de ce pays. Mais dans un petit livre paru cette année, « L’école du peuple, histoire d’une hypocrisie sociale » (Presses Universitaires de Rennes, 123 p. 9,90 €) je rappelle que la bourgeoisie s’est toujours arrangée pour conserver, grâce à des barrières plus ou moins visibles, un accès privilégié à la réussite scolaire et sociale. »
Un enseignement à deux vitesses
Ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dénoncèrent en 1970 dans le fameux livre « La reproduction », c’est-à-dire la manière insidieuse dont les élites sociales et culturelles préservent leurs avantages, ne date pas d’hier. « On ne le dit pas trop mais, depuis le XIXème siècle jusqu’à la fin des années soixante, ont existé ce qu’on appelait des « Petits lycées », souligne Patrick Cabanel. Il s’agissait d’établissements où les enfants de la bourgeoisie se préparaient, de façon spécifique, à l’entrée en sixième, tandis que les filles et fils des milieux populaires suivaient les cours dans des écoles primaires traditionnelles. Par ce système, ceux-là ne croisaient jamais ceux-ci.»
C’est bien cet enseignement à deux vitesses, facteur d’inégalités face à la connaissance, que l’instauration du collège unique a voulu briser. Las, deux éléments l’ont fait déraper. Tout d’abord, la difficulté terrible qui consistait à faire travailler ensemble des élèves n’ayant pas le même bagage social, culturel et scolaire. Un tel objectif aurait nécessité une volonté collective et des moyens considérables, une discipline sévère. L’époque n’était pas à ce genre de programme, alors que le libéralisme des mœurs et de l’économie l’emportait. Mais on aurait tort d’accabler ce que les esprits chagrins désignent sous le terme «idéologie soixante-huitarde ». L’essentiel est ailleurs.
« Beaucoup de familles se sont débrouillées pour contourner la carte scolaire et le collège unique, observe Patrick Cabanel. A droite, par convictions personnelles, parce qu’elles étaient hostiles au principe d’égalité. Mais aussi à gauche, où une bourgeoisie bien pensante donnait des leçons de morales aux autres tout en inscrivant ses filles et ses fils dans des lycées protégés. » L’enseignement catholique est devenu le refuge des plus nombreuses, la location de chambres de bonnes situées près des établissements réputés est devenu le système des plus favorisées. Longtemps, les agences immobilières du cinquième arrondissement ont affiché dans leur vitrine des annonces accompagnées de cette formule : « sectorisation lycée Henri IV».
Inversement, toute idée d’effort à fournir pour atteindre l’excellence est apparue comme un signe d’oppression, voire de ségrégation, comme si la réalisation de soi devait se faire par miracle. On a beau croire en la grâce, on sait depuis Calvin que le travail…
« L’expression d’ascenseur social est trompeuse, estime à ce sujet Patrick Cabanel. En fait, les enfants des classes populaires se trouvent en bas d’un escalier ; pour le gravir, ils doivent travailler davantage que les autres, consentir des sacrifices. C’est difficile, parfois douloureux, mais c’est le seul moyen de réussir. Et pour cela, tout le monde doit jouer son rôle. Je me souviens que lorsque mon frère et moi nous revenions de l’école ou du lycée avec une mauvaise note, notre mère en était très malheureuse et nous faisait la leçon. Eh bien je peux vous dire que cela nous motivait pour surmonter l’échec. Aujourd’hui, les élèves et leurs parents considèrent comme normal qu’il faille fournir de gros efforts pour devenir un sportif de haut niveau. Pourquoi ne pas les convaincre qu’il en va de même dans le domaine des sciences, de l’histoire, de la littérature ou de la philosophie ? »
Pour en sortir, il faudrait… Que faudrait-il au juste ? Patrick Cabanel estime que le système restera bancal tant qu’on ne prendra pas des mesures radicales. Avec humour et cet humanisme protestant qui le signent, il suggère deux mesures au choix: appliquer la carte scolaire aux établissements privés, ou verser ces mêmes établissements dans un vaste service public. Etant donné que ce dernier projet jeta plus d’un million de personnes dans les rues le 24 juin 1984, on doute que Gabriel Attal – pour ne rien dire d’Emmanuel Macron – se lance à l’aventure.