Vous souvenez-vous ? La semaine dernière – un monde au rythme où vont les événements – nous vous recommandions l’ouvrage paru sous la direction d’Eric Roussel et Frédéric Turpin : « L’histoire de la Ve République, volume 1 (1958-1981) ». Or, une association d’idée nous entraîne à vous parler de nouveau de ces deux historiens. « Quoi ? Pensez-vous peut-être, encore eux ? » Mais oui, encore eux. Duettistes et amis, Roussel et Turpin tâchent de comprendre le temps jadis. Or, deux ouvrages, qu’ils ont écrit chacun de son côté, peuvent éclairer la réflexion de nos contemporains.

Frédéric Turpin publia chez Perrin « Pierre Messmer », il y a cinq ans. Droiture et patriotisme, Pierre Messmer était aussi, par culture et conviction, favorable à la justice sociale. Oh bien sûr, homme de droite un brin rigide, on brocarda sa docilité quand il exerça les fonctions de Premier ministre, entre 1972 et 1974.

Mais derrière une manière d’être un peu distante, se trouvait d’abord un homme courageux, gaulliste plus qu’historique. Dès le mois de juillet 40 il avait pu gagner Londres, ayant pris connaissance de l’Appel du 18 juin au lendemain de sa radiodiffusion. Messmer tenait de ses ancêtres alsaciens la passion de la France et de la République. A l’hiver 40, il s’est lancé dans la fournaise des combats, parcourant l’Afrique afin de trouver le chemin de la revanche : « Reste maintenant pour Pierre Messmer à combattre le véritable adversaire, celui à cause duquel il a tout quitté : les allemands, écrit Frédéric Turpin. Cette quête personnelle et collective de réaffirmation des armes françaises à la face du monde, voire de rédemption d’une France humiliée et vaincue, se mène en deux temps… » Lucide, cultivé, l’homme avait aussi la modestie véritable des gens qui en ont vu beaucoup, déclarant toujours qu’il lui avait été d’autant plus facile de s’engager dans la France libre qu’il était alors sans attaches familiales.

Jacques Benoist-Méchin et l’extrême droite

Biographe de Georges Pompidou, du général de Gaulle, de beaucoup d’autres, Eric Roussel publie cette semaine : « Jusqu’au bout de la nuit, les vies de Jacques Benoist-Méchin » (chez Perrin). Fasciné par le troisième Reich, érudit capable de traduire James Joyce, DH. Lawrence et Büchner, anticonformiste ami d’Adrienne Monnier, condamné à mort à la Libération mais gracié, conseiller pour les affaires arabes, on en passe… Benoist-Méchin, c’est à peu près tout cela. Eric Roussel, avec son talent coutumier, décrit le parcours, sans la moindre complaisance pour un type qui, tout de même, aima Hitler et Kadhafi. Mais il explique : « A chaque fois que je prenais le chemin de l’avenue de Clichy [où vivait Benoist-Méchin NDLR] je me heurtais à la même lancinante question : par quelle aberration cet intelligent, raffiné, cultivé au plus haut point avait-il pu, par deux fois faire fausse route au risque de se perdre ? »  Interrogation cruciale dont l’historien finit par trouver la réponse : « Benoist-Méchin montrait un autre visage : celui d’un homme fasciné par la force. Hitler, il le cachait à peine, avait exercé sur lui une sorte d’emprise, au moins au début de son aventure. Il ne dissimulait pas non plus son admiration pour les dirigeants les plus radicaux du monde arabe. »

En lisant cet ouvrage passionnant de bout en bout, le lecteur est pris sans cesse dans les rets d’une histoire incroyable mais qui nous montre aussi comme il est facile de verser dans le ravin des horreurs. Attentif à trouver la juste note – c’est le cas de la dire puisque Benoist-Méchin fut également compositeur – Eric Roussel nous tend un miroir et dresse le tableau d’une époque dont on aurait tort de croire qu’elle est vraiment révolue.

« La République vacille quand elle s’ignore »

Le murmure médiatique et littéraire à chaque instant nous le confirme : la République vacille quand elle s’ignore, quand elle néglige de respecter ses principes et surtout quand ses enfants les mieux protégés se prosternent devant la toute-puissance présumée des dictateurs.

En France, aujourd’hui, jeunes et vieux mélangés, nombre de commentateurs ou supposés spécialistes pérorent à qui mieux-mieux sur les insuffisances de nos gouvernants (et dieu sait s’il y a de quoi faire), dénigrent la technostructure de l’Union européenne (bis repetita…), se déchainent d’enthousiasme pour Poutine et Trump. On se prend chaque jour à trouver l’atmosphère étouffante. Où se trouvent-ils, ces ardents partisans de la fraternité que l’on entendait si fort autrefois ? Que font-ils, ces aînés qui naguère prétendaient, d’autant plus sûrs de leur fait qu’ils ne risquaient pas grand-chose : « on ne nous y prendra jamais » ? Triste abandon.

Nous avions l’âme enfantine. Tout nous paraissait un jeu. La caserne Panthémont, dans le quartier Grenelle, avec ses sous-lieutenants, n’avait d’autre existence que dans les romans. Les anciens combattants nous faisaient rire. Les filles aux longues jupes fleuries, les Rolling Stones et Vladimir Cosma – tel était l’horizon. La récréation s’achève. Nous voici tout près du mur. Il est encore temps de se choisir un chemin.

A lire : « Jusqu’au bout de la nuit – Les vies de Jacques Benoist-Méchin, 1901-1983 », Perrin 406 p. 24,90 €