La crise que traverse notre pays ne cesse d’inquiéter. Chacun s’en va répétant que l’extrême droite en engrange les dividendes mais, lapins pris dans les phares, les principaux responsables politiques paraissent incapables d’apporter les réponses adéquates au problème. Au reste, quel problème ? Ici le pluriel devrait s’imposer, tant les soucis s’accumulent au-dessus de nos têtes. A l’intérieur aussi : les esprits s’échauffent à la moindre contrariété, comme si toute règle devenait scandale.
Or, c’est précisément ce contexte de déréliction de la vie politique et sociale qui nourrit la tentation totalitaire. Pour Lucien Jaume, philosophe, directeur de recherche émérite CNRS et auteur de « L’Eternel Défi, l’Etat et les religions en France des origines à nos jours » (Tallandier, 448 p. 23,50 €), notre vie démocratique est menacée.
Une crise de l’autorité
« Nous vivons une crise de l’autorité, dans la famille, à l’école, dans le champ politique, estime Lucien Jaume. Cette crise provient du fait que nous ne reconnaissons plus de limite à notre liberté. Le déploiement du moi à l’échelle de la société produit ce que j’appellerai un subjectivisme impérialiste : chaque personne s’institue d’elle-même et pour elle-même, refuse toute contrainte qui viendrait de l’extérieur d’elle-même. »
Il ne s’agit plus d’une toute-puissance de domination des uns par les autres, mais d’une toute-puissance par l’indifférence. L’individu se détache du corps social afin de vivre ce qu’il escompte être son droit au bonheur. On discerne ce comportement dans toutes les strates de la société.
« Nous avons besoin de pluralisme, ce n’est pas à des protestants que je dirai le contraire, observe en souriant notre interlocuteur. Mais quand il est interprété comme une dislocation de la règle et du bien commun, la morale civique vole en éclat devant la pluralité des biens individualisés, privatisés, et des chemins possibles. »
La loi d’opinion vs une loi commune
Nombre de gens pensent que la mondialisation est la cause de tout. Mais notre philosophe estime que ce phénomène, semblable à quelque baudruche, détourne de l’essentiel. Rappelant que le protestant John Locke (1632-1704) considérait qu’il existe trois types de lois : la loi naturelle, que Dieu nous donne, la loi d’opinion, qui régit notre vie sociale et fabrique notre servitude à l’égard du groupe auquel nous appartenons, la loi politique enfin dont l’Etat assume la charge, Lucien Jaume incite à constater la domination contemporaine de la loi d’opinion.
« De nos jours, elle l’emporte sur tout le reste et provoque la recherche permanente d’une doxa, d’un ensemble d’idées admises comme indiscutables par le plus grand nombre, un conformisme, observe-t-il. Mais la somme des diverses libertés individuelles ne produit pas la convergence vers une loi commune. Alors l’autorité qui produit la conformité surgit des foules, des révoltes et aussi de ceux qui versent de l’huile sur le feu pour s’approprier la légitimité : médias, leader, influenceurs… »
L’affaiblissement de l’Etat ne permet plus d’aiguiser l’esprit critique. Certes, le ministère de l’Education nationale encourage les instituteurs et les professeurs à faire réfléchir leurs élèves à la l’égalité, la liberté, la fraternité. Mais peuvent-ils former les esprits et les inciter à se former ?
Discrédit des institutions
Dans un tel contexte, la tentation totalitaire est forte. Rappelant que les faisceaux de combat, créés par Mussolini en 1919, avaient pour slogan : « Je m’en fous », Lucien Jaume invite à étudier les conditions dans lesquelles le fascisme a triomphé. « Je ne veux pas avoir l’air de prédire, déclare-t-il. Simplement, quand on compare notre situation avec celle qui régnait après la Grande guerre au-delà des Alpes, on est frappé par certaines similitudes, en particulier le discrédit total des partis politiques, le sentiment de honte de soi, la perte de l’identité nationale, le morcellement de l’esprit collectif. Toutes les autorités légitimes, sont contestées, voire bafouées en cette crise ayant suivi la Grande guerre. Par comparaison, la crise très profonde que nous traversons m’amène à penser que les Français, aujourd’hui, ne s’aiment plus et risquent de chercher le Maître, le donateur d’autorité. »
La colère engendrée par les inégalités
Notre philosophe sait bien que l’Histoire jamais ne se reproduit à l’identique. Mais il alerte sur des mécanismes qui, s’ils étaient encore ignorés, pourraient faciliter l’action de l’extrême droite en France.
Les événements qui secouent les banlieues depuis la mort d’un adolescent de 17 ans, Nahel M, reflètent une colère considérable, et en fait ancienne.
Il faut souligner que le président de la République et ses Premiers ministres successifs ont pris différentes mesures afin de réduire – à défaut de pouvoir les résorber par un coup de baguette magique – les inégalités qui frappent les quartiers les plus pauvres du pays. Emmanuel Macron possède encore une aura, le soutien de son électorat d’origine, un talent pour convaincre que l’on ne saurait réduire à la seule communication. Mais le parcours et l’action du président font-ils barrage aux risques d’une menace totalitaire ?
Le risque politique
« On peut dire d’Emmanuel Macron qu’il symbolise bien son époque, admet, Lucien Jaume. Il s’est institué lui-même en créant son propre mouvement, il a promis l’émancipation par l’avènement d’un monde nouveau, sans rapport avec l’ancien. C’est par ce biais qu’il a séduit les électeurs, qui se sont reconnus dans cette aspiration. Mais le dépassement du clivage gauche-droite a fait perdre les repères, la politique des dépouilles a donné l’impression que le Président ne débauchait les talents que pour asseoir une autorité verticale bientôt sans partage. En retour, nos concitoyens pourraient se laisser berner par le discours du Rassemblement national, dont les représentants se contentent de dire qu’ils agiraient tout autrement, manière pour eux de laisser penser qu’ils rétabliraient l’autorité sans laquelle nulle société ne peut fonctionner durablement. Mais pour quelle aventure ? » Il y a péril en la demeure.
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