Le joli mot de polémique est aujourd’hui galvaudé par la multiplication des invectives dans le débat public, tant l’émotion l’emporte sur la raison.

Quand un comédien célèbre laisse libre cours à son sentiment de toute-puissance comme un gros bébé mal élevé, quand des élus de la Nation déraillent en usant d’un vocabulaire de charretier – lors même qu’il existe des charretiers qui parlent comme des rois – chacun peut s’offusquer. Si l’indignation peut avoir sa vertu, réflexe que l’on ne peut balayer d’un simple geste, elle ne doit pas nous empêcher de réfléchir, de mettre à distance nos pulsions de vengeance, de permettre à la justice, enfin, d’accomplir son travail. Or, de nos jours, l’émotion domine le débat public. Au nom du Bien, comme toujours. Mais le tintamarre qu’elle produit porte atteinte au fonctionnement de notre vie démocratique. Belinda Cannone, essayiste et romancière, nous alerte sur les dangers d’une telle situation.

« Le statut de l’émotion dans notre société devrait retenir notre attention, déclare-t-elle en préambule. On se souvient que le psychanalyste Wilhelm Reich parlait de la « peste émotionnelle » à propos du fascisme et du nazisme. Cette expression m’intéresse pour comprendre les mécanismes qui traversent notre société, dans la mesure où la manifestation des émotions remplace aujourd’hui la pensée. Qu’il s’agisse des nouveaux discours féministes ou antiracistes, les opinions ne sont plus construites sur des raisonnements, ce qui laisserait la porte ouverte au débat contradictoire, mais sur des sentiments, j’allais dire des ressentiments. » La virulence des accusations, le caractère immédiat de toute sanction qui se traduit par la volonté d’« effacer » les individus, voilà qui sidère. Ces comportements s’articulent sur une sorte de politique de l’oubli.

« En écoutant certains discours féministes, on a l’impression que les jeunes Françaises vivent dans une société coercitive, par nature ultraviolente, une société où les femmes n’auraient toujours rien obtenu depuis des siècles, déplore Belinda Cannone. Il est vrai que sur le plan concret, les combats féministes ont tous été menés et gagnés jusqu’à l’année 2000 – les lois sur la parité constituant la dernière manifestation de la mise en conformité de la loi avec le principe d’égalité des sexes. À présent, reste à améliorer le domaine des mœurs et des conduites, et il est vrai que les progrès, sur ce plan, sont forcément lents et pas clairement visibles. Est-ce pour cela que les jeunes femmes sont très négatives et se livrent à une surenchère incompréhensible ? »

De là, bien entendu, l’impression maintes fois soulignée d’un retour à une forme d’ordre moral, d’un genre nouveau, non plus porté par des hommes dominants, mais par des femmes se prévalant de leur statut de victime.

« Il est classique que la jeunesse apporte de nouvelles perspectives, admet Belinda Cannone. On peut même comprendre qu’elle veuille prendre la place de la génération qui l’a précédée : c’est un mécanisme qui remonte à la nuit des temps. Ce qui me frappe est l’incroyable méconnaissance de ce qui a été accompli depuis soixante-dix ans par les mouvements féministes et dans les mouvements contestataires en général, une volonté de mettre la culture et l’Histoire au rebut. Ce rejet me semble extrêmement dangereux. »

C’est par ce biais que se déploient la Cancel culture et le Wokisme : en retirant toute légitimité à ce qu’elle ignore, une certaine jeunesse trouve plus simple de plier le passé à son désir. Et pour gagner en crédibilité, elle valorise la situation de « dominés », atout majeur qui suscite l’émotion collective et bloque toute opposition.

« Cette prédominance de l’émotion fabrique de purs militants qui méprisent le travail intellectuel, regrette encore Belinda Cannone. Au bout du compte, ces jeunes gens réintroduisent le racisme en appréhendant la société par le prisme de la couleur de la peau, par l’appartenance à tel ou tel groupe minoritaire, et, plutôt que de revendiquer les mêmes droits pour tous, en viennent à combattre la liberté. »

N’allons pas condamner par principe ce désir d’agir au mieux. Mais vouloir à tout prix promouvoir le « camp du Bien », croire qu’il est possible de bâtir une société débarrassée du « péché », c’est ouvrir grandes les portes du totalitarisme le plus dangereux qui soit. Le siècle passé nous en a donné quelques exemples. « Sans liberté, nulle égalité, nulle fraternité possibles, nous rappelle Belinda Cannone. Alliés malgré eux des ultralibéraux partisans d’une société fragmentée en parts de marché, société de consommation sans limites, les militants racialistes et néo-féministes négligent les mécanismes sociaux-économiques. En ne s’intéressant qu’aux problèmes sociétaux, ces progressistes laissent ainsi le champ libre à l’extrême droite qui prétend défendre les classes défavorisées et corriger les inégalités sociales. Cette inversion des rôles ne cesse pas de m’inquiéter. Gageons cependant que quand les enfants des jeunes de vingt-cinq ou trente ans seront à leur tour en âge de s’exprimer, ils réclameront le retour à la liberté, et notamment à la liberté de penser, seule capable de rendre justice à la complexité du monde. » Ainsi va la roue de la vie, qui réserve des surprises aux certitudes les plus ancrées.