On réédite, ces jours-ci, le livre : Printemps silencieux, publié il y a 60 ans, par Rachel Carson. Il s’agit du premier ouvrage qui a exposé ouvertement les risques que les pesticides faisaient courir pour la santé humaine. Il y avait déjà eu des travaux qui soulevaient le problème. Mais cet ouvrage de synthèse, accessible au grand public, lança véritablement le débat.
Un bref extrait, paru dans la presse, m’a interpellé : « Les futurs historiens seront peut-être confondus par notre folie ; comment, diront-ils, des gens intelligents ont-ils osé employer, pour détruire une poignée d’espèces indésirables, une méthode qui contaminait leur monde, et mettait leur existence même en danger ? » Il y eut quand même des réactions politiques, suite au vacarme provoqué par le livre. C’est à cette époque que les agences pour l’environnement ont été créées aux Etats-Unis et, dix ans après la parution du livre, en 1972, on finit par interdire l’usage du DDT.
Mais, pour le reste, la question que posait, en 1962, Rachel Carson, n’a rien perdu de son actualité. Comment nous sommes-nous débrouillés, collectivement, pour faire, de manière récurrente, des choix qui mettent notre existence en péril ?
L’intelligence est une réalité plus complexe qu’on ne l’imagine
En principe, comme le dit Rachel Carson, nous sommes intelligents. Mais l’affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Intelligents… c’est-à-dire ? Beaucoup d’entre nous, j’imagine, ont eu l’occasion de côtoyer des personnes très brillantes dans leur domaine de spécialité, et parfaitement obtuses par ailleurs. L’intelligence qui conduit à faire des arbitrages raisonnés entre plusieurs options est difficile à acquérir. Il est plus facile de faire un calcul d’optimum dans un domaine donné que de se lancer dans des évaluations multi-critères qui mettent en jeu des réalités complexes et contradictoires.
A la base, si on restitue les formes « d’intelligence » qui ont conduit, et conduisent encore, à mettre notre santé en danger, on dira que l’on a utilisé les pesticides parce qu’ils simplifiaient le travail de ceux qui les mettaient en œuvre et qu’ils faisaient, de la sorte, baisser les coûts de production. Et tout le monde a emboîté le pas à cette logique : les consommateurs ont donné la priorité à une alimentation meilleur marché, les subventions publiques ont encouragé ces méthodes de production qui élevaient le niveau de vie collectif, et qui va refuser une innovation qui lui simplifie le travail ?
On voit que, si intelligence, au sens de Rachel Carson, il devait y avoir, elle prendrait à rebours la plupart des hypothèses sur lesquelles notre vie sociale est construite. Il est donc simple de faire des calculs dans un champ d’hypothèses donné, mais il est beaucoup plus complexe de remettre en question ces hypothèses.
J’ai tendance à penser (et c’était sans doute, également, le point de vue de Rachel Carson) que l’intelligence véritable concerne le questionnement sur ces fameuses hypothèses, qui construisent nos choix de société sur le long terme. Mais, dans ce domaine, j’en ai peur, nous n’avons absolument pas progressé depuis les débuts de la révolution industrielle. Nous avons progressé dans notre savoir et notre efficacité locale, mais nous avons failli dans notre évaluation globale.
Le monologue de Job, toujours d’actualité
Et cela fait écho à un texte un peu à part, dans l’Ancien Testament, une sorte de monologue que l’on trouve dans le livre de Job (au chapitre 28) et qui rompt avec le dialogue entre Job et ses amis. Ce poème commence par décrire le savoir technique de l’époque : « Certes, des lieux d’où extraire l’argent et où affiner l’or, il n’en manque pas. Le fer, c’est du sol qu’on l’extrait, et le roc se coule en cuivre. On a mis fin aux ténèbres et l’on fouille jusqu’au tréfonds la pierre obscure dans l’ombre de mort. On a percé des galeries loin des lieux habités, là, inaccessible aux passants, on oscille, suspendu loin des humains, » etc. De verset en verset, le texte nous donne quelques idées des procédés mis en œuvre dans l’activité minière. Et puis, tout d’un coup, il y a une rupture : « mais la sagesse, où la trouver ? Où réside l’intelligence » ? Et là on rentre dans une recherche beaucoup plus complexe. La sagesse « se cache aux yeux de tout vivant. »
La conclusion de ce chapitre insiste sur l’entrelacement des considérations éthiques et l’intelligence qu’il a en vue : « la crainte du Seigneur, voilà la sagesse. S’écarter du mal, c’est l’intelligence ! »
Est-ce à dire que parvenir à un point de vue de synthèse appelle un certain engagement éthique ? Oui, dans la mesure où il faut considérer non pas seulement le bénéfice immédiat de son choix, mais également des conséquences qui, éventuellement, concernent d’autres personnes, ou relèvent de domaines qui sont un peu éloignés de nos intérêts les plus directs. Et on voit d’autant plus facilement les retentissements indirects de ce que l’on fait, que l’on est moins capté par des calculs individualistes.
Des perceptions difficiles à transmettre
Le pluriel dans la phrase de Rachel Carson présente, par ailleurs, une difficulté : « des gens intelligents » dit-elle, mais comment construit-on une intelligence collective ? En fait l’intelligence est difficile à transmettre, quand elle concerne des évaluations multi-critères. On peut toujours contester, ou ne pas apercevoir, l’importance d’un critère parmi d’autres.
De fait, depuis 1962 et la parution de ce livre, nos sociétés ont butté régulièrement sur cette difficulté. A long terme, et rétrospectivement, il est assez facile de voir sur quel point les sociétés ont déraillé. Mais dans le feu de l’action, les alertes passent difficilement la rampe.
Dit autrement : en dépit de tout les savoirs accumulés depuis des siècles, il n’est pas du tout évident que, collectivement, nous soyons vraiment intelligents.