Je comprends l’intention : il faut convaincre un certain nombre d’électeurs que l’Europe est plus un atout qu’un boulet. Et le contexte international pousse, assurément, à ne pas se montrer naïf à l’égard des impérialismes économiques ou militaires qui nous menacent. C’est une stratégie assez cohérente, mais elle a ses limites et, notamment, parce qu’elle sert de cache-misère, en masquant des problèmes de fond.
Un questionnement théologique
L’état est l’état et suit sa logique de maniement de la force, mais les églises ont, me semble-t-il, un autre discours à faire entendre et pas seulement à destination des croyants. Quel que soit, en effet, le point de vue que l’on adopte sur la guerre, au nom de la foi (on sait que je me rattache au courant non-violent), il faut quand même remarquer que, tout au long de l’Ancien Testament, la recherche de la puissance pour la puissance est critiquée. Citons, à titre d’exemple, le Psaume 33 : « Il n’est pas de roi que sauve une grande armée, ni de brave qu’une grande vigueur délivre. Pour vaincre, le cheval n’est qu’illusion, toute sa force ne permet pas d’échapper » (Ps 33.16-17). Toujours, la confiance en Dieu est opposée à la confiance dans les armes.
Et il ne s’agit pas seulement d’un acte de foi existentialiste, qui appellerait un saut dans l’irrationnel et le mystère, pour s’en remettre à un Dieu insondable. Il y a quelque chose de plus concret, et de plus audible, aujourd’hui, dans l’espace public laïc, qui est sous-jacent à ces affirmations. Au discours de la puissance, les prophètes et les psaumes, opposent, en effet, le discours de la justice et de l’attention au faible. Allons droit au but : ce qui, sur le long terme, assure la survie d’une nation c’est sa cohérence et sa solidarité. Les évocations de la déshérence et des défaites militaires recourent d’ailleurs souvent, chez les prophètes, à l’image de la « dispersion ». Ainsi dans la prophétie d’Ézéchiel contre les gouvernants, représentés par des bergers : « Vous n’avez pas fortifié les bêtes faibles, vous n’avez pas guéri celle qui était malade, vous n’avez pas fait de bandage à celle qui avait une patte cassée, vous n’avez pas ramené celle qui s’écartait, vous n’avez pas recherché celle qui était perdue, mais vous avez exercé votre autorité par la violence et l’oppression. Les bêtes se sont dispersées, faute de berger, et elles ont servi de proie à toutes les bêtes sauvages ; elles se sont dispersées » (Ez 34.4-5).
C’est ce que Jacques Ellul avait repris à son compte en disant, comme le rappelle aujourd’hui Frédéric Rognon, que la démarche chrétienne s’inscrit dans la non-puissance. Une non-puissance qui, justement, suppose une attention au faible et à celui qui est en difficulté.
Le libéralisme politique ou économique ne suffit pas à faire société
Rahaël Glucksmann dit quelque chose de cet enjeu. Mais dans le discours de la Sorbonne, Emmanuel Macron a formulé ce qui lui importait : « une certaine idée de l’homme qui place l’individu libre, rationnel et éclairé au-dessus de tout ». Or, si on place l’individu au-dessus de tout, on ne peut que déboucher sur l’atomisation sociale. Et c’est là ce sur quoi butent, année après année, les projets politiques d’Emmanuel Macron : il rabote, les uns après les autres, les droits sociaux qui lui semblent être autant d’entraves à la bonne marche de la société. Et puis il se retrouve avec un corps social exsangue, qui cède à la panique parce qu’il se sent privé d’appui en cas de coup dur. Et cet appui n’est pas, ne peut pas être seulement, la puissance économique ou militaire de la nation.
Le discours de la puissance est, par ailleurs, une tentative désespérée de plus pour attirer des électeurs du rassemblement national.
Mais beaucoup de ces électeurs évoquent un sentiment d’abandon face à une évolution politique et économique qui ne leur apporte pas grand-chose. Et vanter la puissance c’est aussi mettre en avant des valeurs agressives qui diffusent, ensuite, dans l’ensemble de la société : tout conflit externe engendre des conflits internes. L’extrême droite se nourrit de ces attitudes hostiles et on ne peut pas la combattre sans affirmer, vivre et mettre en œuvre des pratiques coopératives. Le plus décisif, aujourd’hui, est d’oser « être avec », là où beaucoup préfèrent « être contre » et où les libéraux se satisfont trop vite « d’être indépendants ».