C’est un message apparemment publié le 8 octobre 2023. Suivons le conseil de Lucien Febvre, maître historien qui recommandait dans l’un de ses ouvrages de « dater finement ».

Ce message a vu le jour au lendemain de l’attaque menée par le Hamas contre des Israéliens – hommes, femmes, enfants, vieillards. Et que dit-il, ce message de Ludivine Bantigny, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Rouen-Normandie ? :

« La situation à Gaza est évidemment encore différente, encore plus étouffante, asphyxiante : un camp de concentration à ciel ouvert, une mort à petit feu. La résistance est non seulement légitime mais nécessaire et bien sûr qu’elle passe aussi par les armes ».

Mesurer ses propos

On sait que depuis des années traînent des propos que l’on préfère ne pas entendre, petits singes que nous sommes, à nous masquer les yeux, boucher les oreilles ou fermer la bouche. Pourtant, qui n’a pas, dans son existence, entendu par exemple : « savez-vous qu’Hitler était juif ? » ou bien : « Les juifs et les arabes sont tous des sémites », ou bien encore, beaucoup plus classique : « au Proche Orient, les juifs agissent avec les palestiniens comme les nazis se sont comportés avec eux. »

On dira que l’auteur de ces lignes a de bien mauvaises fréquentations ; mais c’est oublier que dans un café, dans une salle de cours, une réunion professionnelle, on ne choisit pas toujours ses interlocuteurs. Alors, bien entendu, la réplique était immédiate, sans appel, qui claquait le bec des abrutis. Mais elle n’empêchait pas la malveillance ou la bêtise de survivre. On a parfois ruminé la jolie maxime de François Mitterrand : « passé un certain degré de vulgarité, il ne faut pas répondre. »

C’est le premier élan que l’on eut, lisant ces propos de Ludivine Bantigny : pourquoi leur faire publicité ? Mais enfin, voici une ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, qui se présente comme un pur produit de la méritocratie républicaine parce que son père était facteur, et qui, chaque jour, enseigne l’histoire contemporaine à des jeunes gens.

Qu’elle s’insurge contre le sort réservé aux Palestiniens, qu’elle condamne la colonisation soutenue par le gouvernement de Benyamin Netanyahou, quoi de plus légitime ? Pour le reste, et l’on ose écrire, ici, pour l’essentiel de son message, on est sidéré. Parler de camp de concentration, de Résistance…

« Heureux comme Dieu en France » ?

Allons ! Nul doute que Ludivine Bantigny va publier un texte formidable et sévère au sujet des étoiles de David qui sont, depuis quelques jours, peintes ou taguées sur les murs de certaines maisons, de certains immeubles. Où ça ? Mais en France bien sûr. Oui, dans ce beau pays dont rêvait, nous l’avons dit tant de fois ici, les juifs d’Europe orientale et centrale qui, face aux pogroms, aux interdits de toute nature qui leur étaient infligés, murmuraient dans le secret de l’âtre familial, « Heureux comme Dieu en France. »

On se souvient que, pendant l’Affaire Dreyfus, depuis la Lituanie, le père d’Emmanuel Levinas, considérant que la bouteille était à moitié pleine plutôt qu’à moitié vide – preuve que les ashkénazes peuvent être optimistes – avait déclaré : « Un pays où l’on se déchire sur le sort d’un petit capitaine juif est un pays où nous devons aller sans attendre ». Nul doute que Ludivine Bantigny va réagir…

En rebond, nous proposons deux lectures :

D’abord « Les évangiles canoniques et apocryphes », qui paraissent en un volume dans la collection de la Pléiade (1080 p. 69 €).

« Si, sur un plan littéraire, on ne saurait faire la différence entre des évangiles reconnus et d’autres qui ne le seraient pas, remarque Paul-Hubert Poirier, maître d’œuvre du volume, il reste que, très tôt, les communautés ecclésiales et leurs dirigeants, confrontés à la pluralité des témoignages et des écrits relatifs à Jésus, ont senti le besoin de porter sur eux un jugement critique et d’établir entre eux une certaine hiérarchie. »

L’exégèse est une bonne médecine pour se laver des mots qui blessent. Il est permis d’y associer le jeu.

Georges Perec en était passionné, qui croisaient les références, les vocables de toutes natures. En publiant « Jeux » (347 p. 23 €), les éditions du Seuil offrent un cadeau magnifique.

On adore les « Mots croisés du XVIIIème arrondissement », ceux qui concernent « L’immobilier au XIIème siècle », ou bien « Paris et ses Jules. » On aime aussi ce pastiche d’un problème d’école : « Un grand-père qui a entre 50 et 70 ans refuse de dire exactement son âge. Il dit seulement : – chacun de mes enfants a autant d’enfants qu’il a de frères ou sœurs et mon âge est la somme du nombre de mes enfants et de mes petits-enfants. » Combien a-t-il d’enfants et de petits-enfants, et quel est son âge ? » Les familles nombreuses, Perec aurait aimé les connaître.

A vous de jouer ? Oui, c’est à vous de jouer. Mais ce n’est pas toujours un jeu. Ou bien alors un jeu de mémoire, avec pour guide un cœur brisé. En cristal, comme la nuit.


Suite à la publication de cet article, Ludivine Bantigny a souhaité publier ce droit de réponse :

« Monsieur,
Vous avez posté sur votre blog un texte qui déforme gravement mes propos. Ce texte est, d’un point de vue méthodologique et déontologique, inadmissible. « Nul doute que Ludivine Bantigny va réagir », écrivez-vous. Je n’y manque pas, blessée et choquée de votre procédé, alors que j’avais eu confiance en vous et en nos discussions chaleureuses lorsque vous m’avez sollicitée, par deux fois, pour votre magazine. Il est malhonnête en effet de ne citer qu’un bref fragment d’un long texte publié sous forme de fil (« thread ») sur le réseau social Twitter/X. Car l’interprétation que vous donnez est gravement erronée ; c’est un contre-sens absolu. En effet, dans ce texte, j’explique que précisément les massacres de civils et les viols ne peuvent être soutenus ni comparés à la résistance palestinienne. Si celle-ci est légitime, elle est diverse, hétérogène, et pour une bonne part elle ne se reconnaît pas dans les massacres commis par le Hamas. C’est tout le sens du message que vous citez de manière tronquée. Il s’agissait pour moi de récuser l’assimilation faite par certains entre les tueries du 7 octobre et la résistance palestinienne. Vous l’auriez compris si vous aviez pris la peine de lire ce fil, en journaliste remontant à la source. Je n’ai cessé depuis le 7 octobre de tenir des positions publiques, pour dénoncer les tueries perpétrées par le Hamas, soutenir la libération des otages, combattre l’antisémitisme en France et ailleurs, et bien sûr évoquer avec rage et désespoir le massacre du peuple palestinien tel qu’il intervient à Gaza, comme les spoliations et violences commises contre les Palestiniens en Cisjordanie, que je connais bien. Vous enchaînez dans votre post les rapprochements douteux (Hitler juif, étoiles de David, comparaison des nazis et des juifs). Quel lien ai-je avec tout cela? Absolument aucun ; ces rapprochements sont blessants et sans le moindre fondement. D’autant que, si vous vous permettez d’évoquer mon père, facteur en effet (quel rapport ?), vous ne connaissez rien à ma famille, dont une partie est juive. Enfin, signe que vous êtes décidément bien mal informé, je ne suis plus maîtresse de conférences à l’Université de Rouen, université dont j’ai démissionné voilà plus de deux ans. Quelle tristesse que Lucien Febvre, placé en exergue de votre texte, puisse servir de caution à une telle déformation et une telle désinformation. »

Notre démarche, conforme à l’esprit du protestantisme, consiste à rester ouvert au dialogue. Nous ne voulons donc pas commenter ce droit de réponse, nous prenons acte du fait que Ludivine Bantigny n’enseigne plus à l’Université de Rouen et nous invitons les lecteurs de ce blog à se faire une idée par eux-mêmes des propos de Ludivine Bantigny, en consultant ses tweets, celui du 8 octobre et ceux auxquelles elle fait référence dans ce droit de réponse.

Frédérick Casadesus