Ses nombreux ouvrages dépoussièrent la géostratégie en la projetant au cœur des mutations technologiques, culturelles et climatiques de l’anthropocène.
Jean-Michel Valantin, pouvez-vous vous présenter ?
Comme bien des gens, je mène des vies parallèles ou superposées. Suite à la soutenance de mon doctorat en études stratégiques, je me suis spécialisé dans les interactions entre la géopolitique, les affaires militaires, le changement climatique et l’intelligence artificielle. J’ai publié plusieurs ouvrages et près de 170 articles, en particulier sur le site du think tank The Red Team Analysis Society (1).
Par ailleurs, j’ai aussi un parcours important dans la haute fonction publique. J’ai été conseiller en cabinet, et haut fonctionnaire au développement durable du ministère de l’Education nationale, durant le Grenelle de l’environnement, le montage de la COP 21 et les mouvements de jeunesse initiés par les appels de Greta Thunberg.
J’ai toujours mené ce va-et-vient entre la mise en œuvre des politiques publiques et la recherche, qui s’éclairent l’un l’autre.
En tant que spécialiste de géopolitique, comment définiriez-vous la francophonie ?
Je dirais qu’ aujourd’hui, la francophonie est un univers, qui recouvre de nombreuses réalités très différentes les unes des autres, qui existe en autonomie des politiques, ou de ce que furent les politiques de la francophonie .
En revanche, je crains que cet univers ne soit en cours de réduction, voire d’extinction, du fait de l’émergence de concurrents très sérieux, comme « l’anglosphère » ou la « sinosphère », qui peuvent lancer des politiques de concurrence.
Quelles sont d’après vous les principales conséquences du dérèglement climatique sur l’espace francophone ?
La francophonie s’étend sur plusieurs continents, dont les vulnérabilités au changement climatique et les réponses qui y sont apportées sont profondément différentes. Les effets de l’emballement du changement climatique sur le Québec n’ont rien à voir avec ceux connus sur le littoral du Sénégal, ou avec ceux connus dans le département du nord-Pas de Calais.
Ceci étant, les pays et les régions qui composent la francophonie font l’expérience commune de cette vulnérabilité toujours plus grande mais qui, à mon sens, ne se traduit pas sous la forme de politiques d’atténuation du ou d’adaptation au changement climatique.
Ce qui est fort dommage, car cette multiplicité d’expérience peut justement être aisément partagée du fait de cette langue encore commune. Or, l’un des enjeux majeurs des réponses au changement climatique est de pouvoir en anticiper les effets à terme. Sachant que certaines zones, comme l’Afrique sont « en avance », malheureusement, sur ce que d’autres régions vont connaître, il serait essentiel de bénéficier de ces retours d’expérience afin d’anticiper pour des pays qui connaissent des impacts qui sont encore absorbables.
A peu de frais, la Francopohonie pourrait devenir un forum d’expertise et de « fabrication » de nouvelles formes de solidarité, face à un monde se fracture de plus en plus vite et toujours plus violemment. Le potentiel est fantastique !
Face au défi de la transition énergétique, quelle part peut jouer le facteur religieux ?
Je verrais plutôt une appropriation, ou une acculturation des acteurs et des collectifs religieux aux enjeux de la transition énergétique et écologique. A mon sens, le rapport au religieux se définit en particulier par rapport à la notion de salut, dans l’acception transcendantale de cette notion, tout en se manifestant sous la forme de pratiques « de manipulation des biens de salut », pour reprendre une approche wéberienne.
Aujourd’hui, le changement climatique et la consommation mondiale des ressources fait peser une menace aussi immense que concrète sur les générations contemporaines et à venir. Réussir la transition énergétique et écologique peut ainsi devenir une forme très concrète de « quête du salut », ainsi que, d’un point de vue monothéiste, une amélioration du rapport entre l’humanité et la Création.
Des personnes comme la pasteure évangélique américaine Katherine Hayhoe ou, dans l’univers catholique, le Pape François, sont dans des démarches de cet ordre. L’approche de Katherine Hayhoe est particulièrement intéressante, car elle doit avancer dans une zone, le Middle West américain, politiquement dominée par des valeurs particulièrement conservatrices, où le climatoscepticisme est considéré, à l’instar du droit à posséder, voire à porter des armes à feu et la lutte contre l’avortement, comme un marqueur politique majeur.
Du côté des Eglises évangéliques et Eglises postcoloniales, nombreuses en Afrique de l’Ouest, l’enjeu majeur du changement climatique ne paraît pas être un sujet. Comment l’interprétez-vous ?
En cela, ces églises sont des institutions vigoureusement ancrées de leur époque. En effet, nous traversons une période profondément paradoxale. Le changement climatique s’emballe, l’Afrique est peut-être le continent qui y est le plus vulnérable et où les impacts peuvent toucher des dizaines de millions de personnes en même temps, tandis que la science du climat et des effets sociaux, économiques, politiques sont de mieux en mieux connus et compris. Mais dans le même temps, les institutions, civiles et religieuses, ne s’en emparent souvent que de façon très marginale.
Ainsi, grâce à vous, j’ai pu découvrir les avancées impressionnantes de la théologie de la prospérité en Afrique. Cette théologie vise à créer uen circulation entre la réussite ici bas et le salut au-delà. C’est bien sûr totalement légitime dans un continent aussi marqué par les inégalités et par l’exploitation. Cependant, l’absence de prise en compte des effets de la crise climatique, et de sa jumelle la crise de la biodiversité, me fait craindre que cette prospérité ne soit très fragile et éphémère…
D’autant que dans la Corne de l’Afrique, dans le Golfe d’Aden, le recours à la piraterie, notamment par les communautés de pêcheurs somaliens, illustre bien que le recours à la violence prédatrice peut être une réponse efficace pour ses acteurs à la crise des ressources et du climat. Dans de vastes zones du Sahel, le succès des milices djihadistes s’explique par le fait que s’y faire recruter permet un accès minimum aux ressources en eau et en nourriture et donc à une chance de salut terrestre, qui se prolonge spirituellement par la guerre sainte, dont certains objectifs néanmoins sont très concrets.
Aussi, cette non-prise en compte du changement climatique risque fort d’induire des conflits très violents, dans lesquels l’accès aux ressources et à la survie s’agrègera aux tensions interconfessionnelles et interethniques en Afrique.
Mais des phénomènes très analogues peuvent émerger aux Etats-Unis, du fait des tensions entre les Etats fédérés pour l’accès à l’eau et confrontés aux vagues migratoires originaires de pays d’Amérique centrale et des Antilles, ravagés par les inégalités et par la crise climatique.
Vous êtes un auteur prolifique (2). Pouvez-vous nous présenter votre prochain ouvrage à paraître ?
Il s’agit d’ « Hyper guerre », qui sort le 23 octobre chez Nouveau Monde éditions. J’y étudie les effets militaires et géostratégiques de la militarisation en cours de l’intelligence artificielle. J’étudie la façon dont l’IA est utilisée dans la guerre en Ukraine, en mer Rouge, dans « l’axe des crises », cette zone immense qui va du sahel à l’Asie Centrale. J’ai étudié la montée ne puissance du couplage des flottes de drones avec l’IA et les cascades de conséquences que cela entraine tant sur le combat que sur la conduite de la guerre. Et comment cette accumulation d’expérience est prise en compte par des grandes puissances comme les Etats-Unis et la Chine et comment elles préparent leurs guerres à venir en intégrant massivement l’IA aux questions militaires.
- Portail internet de la Red Team Analysis : https://redanalysis.org
- Parmi ses nombreux ouvrages marquants, lire Jean-Michel Valantin, Géopolitique d’une planète déréglée, le choc de l’anthropocène, Paris, Seuil, 2017