Les milieux sociaux porteurs du protestantisme évangélique ne sont pas toujours adeptes du rétroviseur, ni de la réflexivité critique. Tournés vers la « nouvelle naissance » ils sont axés sur l’engagement, l’expérience et les projets. Au sein de ces cercles, dont il revendiquait la foi et les convictions, Jacques Emile Blocher (1961-2024), épaulé par son épouse Agnès, affichait sa singularité. Armé de son rire à la Charlie Chaplin, pudique échappée pour atténuer le tragique de l’existence, il occupait une place à part, et entretenait un lien presque charnel avec l’Histoire, ces vies oubliées que lui n’oubliait pas. Lorsqu’il a tiré sa révérence le 24 septembre dernier, après un long combat contre la maladie, la perte est d’autant plus lourde. Jacques Emile Blocher était notamment l’incontournable dépositaire des archives du fonds Blocher-Saillens, un riche corpus de documentation originale qui remonte aux années 1820 et scande de nombreux épisodes majeurs de l’histoire évangélique française, européenne et francophone.

Bienveillance et polyvalence

Brillant étudiant, diplômé d’HEC, doté d’un caractère combinant intelligence aigüe, esprit de service et humilité, Jacques Emile Blocher a connu plusieurs vies. Sa trajectoire professionnelle principale, il l’a conduite dans le domaine de la gestion et de la direction financière, dans l’entreprise Gamida SA, mais aussi en tant que directeur administratif et directeur tout court de l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne (IBN), fonction qu’il occupa aussi pour la Faculté Evangélique de Vaux-sur-seine. Ces deux institutions clef pour la formation des protestants évangéliques doivent beaucoup à l’efficacité de sa gestion, à sa probité désintéressée, et à la maîtrise décisionnelle sûre et sage qu’il assumait sur les dossiers sensibles. Aux côtés de ses engagements professionnels, il a mis au service de la francophonie protestante une expertise archivistique exceptionnelle, assurant la conservation, la valorisation, l’exploitation et la mise à disposition d’une documentation pléthorique, qui servit à de nombreux chercheurs, dont, dernièrement Alexandre Antoine et Fabio Morin, tous deux auteurs d’une thèse de doctorat sur le pentecôtisme français à l’EPHE. Nombreux sont les témoignages de sa disponibilité bienveillante, évoquée notamment lors du « culte d’action de grâce » organisé dans l’église de la Mission Timothée à Vaux-Sur-Seine, le samedi 5 octobre 2024. Non content de valoriser ce fonds, Jacques Emile Blocher a également déployé de nombreux efforts pour structurer le champ de la recherche sur les Eglises baptistes. Il faut dire que Jacques Emile Blocher se revendiquait volontiers de cette étiquette confessionnelle, avec un accent sur l’indépendance et la démocratie directe dans l’Eglise locale, loin des hiérarchies empesées et du culte du « leader ». Premier président de la Société d’Histoire et de Documentation Baptistes de France (SHDBF), qu’il conduit jusqu’en 2015, il a notamment donné un soutien décisif à la copieuse exposition historique « 400 ans du baptisme », en 2009, qui circula dans de nombreux pays, jusqu’en Afrique, et encouragé le lancement du bulletin historique de cette association.

Orateur de talent, ce grand lecteur à la langue élégante, gentleman évangélique échappé d’un roman de Jules Verne, était polyvalent. Enseignant à ses heures à l’IBN, musicien et mécanicien, aussi à l’aise avec les chiffres qu’avec les lettres, il aimait le monde protestant et son histoire, sans être dupe de la comédie humaine. Très proche de son grand-père (décédé en 1986), il était doté, comme lui et comme son père, le dogmaticien Henri Blocher, d’une appétence marquée pour l’horizon international. Suisse, Pays-Bas, Côte d’Ivoire, Etats-Unis, Ecosse et Angleterre… Ses liens, échanges, voyages dépassaient le bocal franco-français.

Féru de l’histoire des missions contemporaines, acteur puis analyste de l’histoire de la Mission Biblique en Côte d’Ivoire, une mission fondée en 1927 par l’Eglise baptiste du Tabernacle (Paris), il avait une connaissance fine de bien des réseaux francophones. Eût-il décidé de devenir chercheur et historien, une belle carrière l’aurait sans nul doute attendu. Mais Jacques a préféré la posture du franc-tireur (d’élite) et du facilitateur, non sans publier, lors de ses rares moments de temps libre, plusieurs travaux historiques de qualité (1). En informatique, la mémoire vive (RAM) permet au processeur de mettre en œuvre des programmes, par la mise à disposition rapide de données/ressources. Sans qu’on puisse le résumer à cela, on peut décrire Jacques Emile Blocher comme une des plus grandes mémoires vives de la francophonie évangélique. Doté d’une ressemblance physique troublante avec son arrière-arrière-grand-père, le chantre et pasteur Ruben Saillens (1855-1942), il a aussi plus que contribué à assurer, dans l’espace francophone, la pérennité de l’héritage hymnologique et littéraire de son illustre aïeul, notamment par son rôle moteur en faveur des carnets de chant A toi la Gloire.

Echapper à la tour d’ivoire

Last but not least, Jacques Emile Blocher a également investi de son temps et de son talent dans les milieux de l’édition, d’abord dans l’aventure des éditions SATOR, puis dans l’essor des éditions Excelsis. Cette implication dans le milieu du livre témoignait, chez-lui, d’un souci plus large de transmettre des convictions et du savoir, de débattre, mais aussi d’échapper à l’entre-soi de la tour d’ivoire. Plusieurs générations d’étudiantes et d’étudiants protestants évangéliques francophones ont bénéficié de son altruisme et de son investissement sans faille dans une pédagogie de qualité, à la fois structurante et ouverte sur le monde. Ces dernières années, il avait pris du champ par rapport au milieu évangélique, interrogé par certains faux-semblants ou postures. Il aurait pu faire en partie siens ces mots de Charles Péguy (un auteur qu’il appréciait) : « Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme, ils croient qu’ils sont du parti de Dieu. Parce qu’ils ne sont pas de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu ». Il n’était pas fasciné pour rien par la figure de son arrière-grand-oncle Emile Saillens, dont il parla à Regards protestants lors de deux entretiens (2). De son ancêtre, il partageait un goût de la justesse et de la liberté, et cette manière d’incarner, disait-il, « un protestant un peu particulier ».

(1) Voir « Jacques Emile Blocher (1961-2024), une bibliographie », Blogdesebastienfath.hautefort.com/ (note du 7 octobre 2024)

(2) Jacques Emile Blocher, Émile Saillens (1878-1970), pédagogue cosmopolite et Emile Saillens, médiateur culturel (publié le 4 juillet 2022)