Chrétien évangélique issu de l’islam algérien
Amar Djaballah est resté pourtant méconnu, sous-estimé, jalousé, jusqu’à être ignoré, en-dehors de son cercle professionnel où il excellait souvent. Pourquoi ? Sans doute parce que cet homme remarquable, Arabe musulman converti, né en Afrique du Nord, faisait volontiers du « hors-piste », à l’écart des avenues sur lesquels circulent et communiquent la plupart de ses coreligionnaires.
La première singularité qui le distingue est sa conversion de l’islam au christianisme. Né et élevé dans une famille musulmane algérienne, le jeune Amar n’aurait sans doute jamais imaginé diriger plus tard une faculté évangélique au Canada ! Comme beaucoup de musulmans pieux, il cherchait cependant à approfondir sa connaissance de Dieu. Il rapporta plus tard qu’un jour, encore enfant, choqué par la virulence des attaques anti-chrétiennes qu’il entendait dans son milieu musulman d’Algérie, il s’interrogea : que cache cette violence apologétique contre le christianisme, et particulièrement contre la figure du Christ ? C’est à partir de cette interrogation qu’il passa, à partir de l’âge précoce de 10 ans, par une conversion personnelle à Jésus reconnu comme Yasu al Massih (Jésus le Messie). Une expérience d’une telle intensité, au sein d’un environnement musulman algérien sous tension, qu’elle réorienta drastiquement tous ses choix ultérieurs.
Sa seconde singularité est d’avoir concilié une expérience « born again » forte et durable, avec une trajectoire d’intellectuel francophone avide d’approfondissement et de clarté théorique. Dans un monde protestant évangélique souvent plus porté à l’action qu’à la spéculation, il s’est distingué par une soif inextinguible d’apprendre, de connaître et d’interpréter. Étudiant à Paris, il obtient une licence puis une maîtrise de lettres, mais aussi une licence, une maîtrise puis finalement un doctorat en philosophie, qu’il soutient en Sorbonne sous la direction du professeur Jean-Toussaint Desanti (1). Cet étudiant passionné se forme parallèlement à la Faculté Libre de Théologie Évangélique de Vaux-sur-Seine (France), où il impressionne le professeur et dogmaticien Henri Blocher par son exigence intellectuelle et sa force d’analyse. C’est à Vaux-sur-Seine, où il décroche une maîtrise en théologie, qu’il affirme une identité protestante, évangélique et calviniste qu’il défendra et enrichira ensuite jusqu’au bout.
« Lever les barrières » et ouvrir à toute la francophonie
Sa troisième singularité est une passion jamais démentie pour les étudiants, et l’exigence académique, via un engagement personnel fort et durable dans la direction d’instances universitaires dédiées. Dans un monde évangélique parfois peu enclin à l’approfondissement des études supérieures, Amar Djaballah a mis le cap sur le Canada pour s’ouvrir un destin de responsable académique. Depuis sa base montréalaise, il précocement tranché par son plaidoyer, qu’il incarnait par son propre exemple, en faveur d’un investissement éducatif de long terme, exigeant et fourni, au profit d’un curriculum ambitieux. Tâche difficile, au sein d’un évangélisme québécois alors extrêmement minoritaire. Auteur de nombreux articles scientifiques, et d’un copieux livre sur les paraboles (2), il s’est aussi, et surtout, investi corps et âme dans l’enseignement et l’accompagnement de plusieurs générations d’étudiants, d’abord au séminaire de Toronto puis surtout à la Faculté de Théologie Évangélique de Montréal, dont il devient doyen en 1994. A l’incorporation de cette Faculté dans l’Université d’Acadia, il prend les fonctions de président, qu’il exerce durant onze années (2005-2016). Aux côtés de son épouse Jeanne, il n’a cessé, y compris auprès de ses enfants (3), d’encourager l’étude, la lecture, l’approfondissement intellectuel et spirituel, sur la base d’un travail acharné et d’une honnêteté intellectuelle rare. Enseignant polyvalent, il a laissé une marque durable, en « homme résilient », bataillant avec « peu de moyens » pour une montée en gamme de l’offre de formation évangélique francophone au Canada, comme l’écrivit, en hommage, Philippe Bonicel.
Last but not least, très sensible aux grands espaces de la francophonie (Bâle, Vaux, Aix etc.), surnommé par certains « homme blanc au cœur noir », Amar Djaballah a notamment beaucoup encouragé le Séminaire Biblique et Théologique d’Haïti (SEBITHA), puis l’Université Jean Calvin d’Haïti (UJCAH). Au titre de ses nombreux apports, il reçut d’ailleurs un Doctorat Honoris Causa de l’AUPH (Association des Universités Protestantes d’Haïti).
Pour avoir eu l’occasion et le privilège de le rencontrer et de passer une après-midi avec lui à Montréal (Québec), le 26 octobre 2004, à l’époque où la Faculté de Montréal se préparait à l’incorporation dans l’Université d’Acadia, je conserve le souvenir d’un homme affable, disponible, cultivé et totalement investi dans une vocation de pédagogue au service d’un objectif qu’il résumait parfois par cette expression : « lever les barrières » de l’ignorance, pour, disait-il, mieux faire connaître l’enseignement de Jésus-Christ.
(1) Amar Djaballah, Vérité logique et ontologie chez W.V. Quine, thèse de Doctorat en Histoire de la Philosophie, sous la direction de Jean Toussaint Desanti, Paris, Université Paris 1 (Panthéon Sorbonne).
(2) Amar Djaballah, Les paraboles aujourd’hui, visages de Dieu et images du Royaume, coll. Sentier, La Clairière, Québec, 1994, 343 p.
(3) Marc Djaballah, auteur d’un ouvrage universitaire intitulé Kant, Foucault, and Forms of Experience, aux éditions Routledge, en 2008, remercie explicitement son père Amar.