Que ferions-nous si la France était de nouveau occupée ? Les uns prétendent qu’ils disposent déjà de ronéos dans leur cave, les autres se jettent à l’avance de la cendre sur la tête, affirmant qu’ils n’auraient aucun courage. Une chose est certaine : il est facile de s’instituer rebelle quand les chars circulent à 3 000 kilomètres de chez soi. Pour le reste, on ne peut presque rien prévoir. Le remarquable documentaire de Daniel Ablin, « Romanin, l’autre Jean Moulin », disponible sur le site de la chaîne Arte jusqu’au 26 octobre, invite à y réfléchir. 

Le saviez-vous ? Lorsqu’il était jeune, Jean Moulin passait pour espiègle et tendre, nerveux, qui n’était vraiment sage (si l’on en croit le témoignage de sa grande sœur) qu’un crayon à la main. Fils d’un professeur d’histoire-géographie, conseiller général de l’Hérault, républicain de gauche, il se révélait un élève doué mais dilettante, qui faisait rire les copains par les caricatures de leurs professeurs ou des grands personnages de l’époque. En octobre 1915, l’hebdomadaire satirique national « La Baïonnette » publia sa première publication signée, source de fierté qui lui donna le désir de gagner sa vie comme dessinateur. Mais, par l’entremise d’un ami de son père, il entama des études de droit tout en entrant dans la carrière préfectorale. 

Jean Moulin, signant Romanin ses caricatures et dessins humoristiques, mène une forme de double-vie professionnelle. Engagé au service de l’Etat, c’est un homme épris de tradition républicaine, qui aime à se définir  comme un arrière petit-fils d’un soldat de la Révolution et  petit fils d’un homme emprisonné lors du coup d’Etat de 1852. Mais en même temps il participe à la vie artistique de son temps, court les lieux à la mode, le Montparnasse des années folles, conçoit des images pleines de couleurs. Le documentaire de Daniel Ablin  souligne que Moulin n’est pas loin de devenir un artiste à part entière.

Mais en en 1930, il est nommé sous-préfet de Bretagne. « C’est un point de bascule, analyse Bénédicte Vergez-Chaignon conseillère historique du film. Par la fréquentation assidue d’artistes qui travaillent dans la région, notamment Max Jacob, il éprouve un décalage entre ses aspirations artistiques et ses préoccupations politiques. Il y répond d’abord en abandonnant l’humour au profit d’un dessin plus incisif, une façon de dénoncer la détresse humaine et les douleurs de l’Histoire ; dans un second temps, il se place en position de collectionneur et amateur d’art plutôt que créateur. » Moulin se passionne pour l’art contemporain, mais notons au passage qu’il choisit des peintres figuratifs plutôt que les tenants de l’abstraction. Pas de concordance automatique entre l’audace individuelle et l’extrême avant-garde.

Au-delà de la révélation de l’artiste Jean Moulin, le grand mérite du documentaire de Daniel Ablin consiste à nous montrer qu’il est des bifurcations possibles dans une destinée. « A la différence de nombre de gens de sa génération, Jean Moulin n’aspirait pas à un destin exceptionnel, nous explique Bénédicte Vergez-Chaignon. A cet égard il ne ressemblait pas du tout au général de Gaulle. Et d’ailleurs, au lendemain de la Guerre, le député Gabriel Delattre, qui l’avait connu au cabinet de Pierre Cot, a été sidéré d’apprendre le rôle éminent qu’il avait joué, se souvenant de lui comme d’un gentil garçon, souriant, mais dont il ne pouvait imaginer le destin. »  Transmission bouleversante, Jean Moulin communiqua sa passion de l’art  à son jeune secrétaire de la clandestinité. Daniel Cordier deviendra collectionneur à son tour. Oui, décidément, dans la vie, tout n’est pas dessiné d’emblée.