Le grand scandale de la modernité auquel nous nous sommes habitués est qu’il existe encore des milliards de personnes vivant avec moins de deux dollars par jour alors qu’une partie infime du commerce des armes, ou des transactions financières, ou des revenus des plus grandes fortunes, ou… permettrait de résoudre le problème sans que cela n’appauvrisse personne.
Pour nous aider à penser la pauvreté, nous pouvons revenir sur la distinction féconde que fait Thomas d’Aquin entre misère et pauvreté. Le pauvre, écrit-il, est celui qui manque du superflu ; le miséreux, lui, manque même du nécessaire. La pauvreté se qualifie par les principes de simplicité et de frugalité alors que la misère désigne la chute dans un monde sans repère où toutes les forces du sujet sont orientées vers la survie, quel qu’en soit le prix. C’est en pensant aux miséreux que le livre du Deutéronome dit qu’« il ne devrait pas y avoir de pauvres chez toi » (Dt 15, 4).
Éradiquer la misère
Pour accompagner cet impératif, le Premier Testament présente un certain nombre de législations pour lutter contre l’indigence. Dans le livre du Lévitique : « Quand vous ferez la moisson de votre champ, tu laisseras un coin de ton champ sans le moissonner, et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. Tu abandonneras cela au malheureux et à l’immigré » (Lv 23, 22). Nous pouvons considérer cette mesure comme un ancêtre de notre revenu de solidarité active (RSA). Elle induit que tout le monde a le droit à un minimum pour vivre. Le devoir d’une société est d’éradiquer la misère. Ce n’est pas une question de préférence éthique, mais un impératif.
Dans un chapitre du livre de Jérémie qui se situe pendant le siège de Jérusalem, le prophète demande à tous les riches de libérer les esclaves qu’ils maintiennent chez eux en contradiction avec la loi de Dieu. Dans un élan de générosité, les riches le font, pour aussitôt regretter leur altruisme et récupérer les esclaves qu’ils ont laissés partir. Le prophète annonce alors que la ville sera soumise, puis qu’elle sera détruite par Nabuchodonosor (Jr 34). Selon ce texte, c’est l’exploitation des pauvres qui a provoqué la chute de Jérusalem. À l’écoute de ce récit, si on veut éviter que notre monde coure à sa perte, il est urgent de nous mettre à l’écoute de ce que dit Esther Duflo.