Les couteaux sont tirés. Pas les ustensiles à dessert, bout rond, manche de nacre. Non. Les outils qui tuent. Deux mots, trois phrases, et l’adversaire, au tapis, demande : « grâce ». Entre amis, dans les familles, aujourd’hui les conversations politiques tournent au drame. Oh bien entendu, les morts à la fin se relèvent. « Blessé seulement » crient les enfants dans la cour de récréation. Mais c’est la bienveillance, l’amour-propre, parfois l’amour tout court qui battent de l’aile quand la vie politique s’invite à la table des Français.
« Demain, je reçois ma belle-sœur et son mari, déclare Thomas. Trois jours de calvaire avec des électeurs de la NUPES ! » A l’autre bout du spectre, un couple d’universitaires, qui font profession d’analyser l’histoire contemporaine, décrivent Emmanuel Macron sous les traits d’un dictateur de la finance mondialisée, tandis qu’un haut-fonctionnaire de la Territoriale affirme, au cours d’une rencontre en principe amicale, mâchoires fermées, poings serrés, que l’on met la santé de ses filles en péril si l’on ne défend pas ses convictions écologistes. Avec tout ça, la Chine et la Russie débarquent, un parfum de juin 40 qui n’est qu’à nous.
La vie politique a, de tous temps, suscité la passion des Français. Mais depuis quarante ans, s’était imposée l’idée que les lois de l’économie devaient guider le choix des citoyens. C’en était devenu ce que les Anciens nommaient une doxa, c’est-à-dire, suivant la définition du dictionnaire Robert, un « ensemble des opinions reçues sans discussion, comme évidentes, dans une civilisation donnée ». Dès lors, plutôt que de s’entre-déchirer pour savoir suivant quelles modalités la Cité devait être organisée, les Français s’affrontaient de façon de plus en plus policée. Certes, ils défendaient des points de vue différents, mais ceux-ci s’apparentaient davantage à des divergences qu’à des oppositions frontales. Et ceux qui soulignaient le caractère douteux de cet ordre des choses, qui réclamaient plus de politique et moins d’économie passaient pour des marginaux que l’on prenait, tendresse et condescendance mélangées, pour des nostalgiques d’un monde révolu.
Depuis 2017, le débat public est de nouveau centré sur les questions politiques. Bien sûr, on a coutume d’en expliquer la résurgence par la Covid et de son corolaire le confinement, par la guerre en Ukraine aujourd’hui. Mais sans doute pouvons-nous considérer l’élection d’Emmanuel Macron comme un événement majeur de ce retour du refoulé. En ayant intitulé son livre-programme « Révolution », en assumant sa volonté de briser le clivage-gauche-droite, cet homme à l’intelligence vive a pensé porter l’estocade à un système qu’il jugeait moribond. Il a surtout provoqué le réveil d’un grand blessé. Par la radicalité de son projet, l’ancien ministre de l’Economie sans doute a remis la question politique au premier plan.
Victoire involontaire ? Pas sûr : quand on exerce le pouvoir, on ne se comporte pas seulement comme un technicien de l’économie, n’en déplaise à ceux qu’hérisse la personnalité du Président de la République. Avec un art consommé du rebond, du mouvement, de la dissimulation parfois, le chef de l’Etat s’est adapté: après avoir affronté les Gilets Jaunes en débats, trouvé des solutions pendant la pandémie, cet homme que l’on disait détesté a su se faire réélire pour cinq ans.
Mais pour les citoyens, la Dispute, cette pratique à laquelle sont habitués les protestants, ne fait que commencer. Ils en avaient oublié les risques et l’inconfort, ils en découvrent la puissance. Il est vrai que les conversations familiales ou amicales peuvent engendrer de vraies querelles. Nous ne saurions nous en réjouir. Mais peut-être pourrions-nous saisir cette opportunité pour cultiver de nouveau, mieux que les plaisirs de la joute, la dialectique politique. Au lendemain de la mort d’Albert Camus, Jean-Paul Sartre écrivit : « nous étions brouillés, lui et moi ; une brouille, cela n’est rien, tout juste une autre manière de vivre ensemble. » N’ayons pas peur des mots.
La radicalité politique en famille
Depuis quelque temps, les conversations portant sur la vie politique prennent un tour de plus en plus virulent. Faut-il craindre cette résurgence de la violence verbale ?