La chose est bien connue, les Français nourrissent une ambivalence tenace à l’égard de l’Etat.

Cela ne date pas d’hier et l’on jurerait qu’au Moyen-âge déjà… Mais laissons Philippe le Bel de côté. Le surgissement du Coronavirus a rappelé que, dans ce pays, qu’on s’en réjouisse ou le déplore, tout passe encore par l’Etat.

La grève contre la réforme des retraites accroît cette impression : le Président de la République et la Première ministre exigent plus d’efforts, les syndicats plus de protection, les citoyens consultés par sondages plus de débat, mais tous considèrent que c’est aux instances publiques de régler le problème.

Jacques Chevallier, professeur émérite de l’Université Paris-Panthéon-Assas, publie « L’Etat en France, entre déconstruction et réinvention » (Gallimard, collection Le Débat, 93 p. 12€). Pour Regards Protestants, il analyse les mutations d’une entité qui fait tenir ensemble ces drôles de zèbres qu’on appelle des Français.  

« Le modèle français de l’Etat se compose de quatre strates, apparues au fil de notre Histoire et qui, plutôt que de s’annuler, se sont entrelacées, note en préambule Jacques Chevallier: l’Etat souverain (forgé par les monarques), l’Etat-nation (fruit de la Révolution), l’Etat libéral (qui s’est déployé durant le XIXème siècle), enfin l’Etat Républicain (qui permit l’avènement d’un système politique basé sur des principes et des ambitions démocratiques). Une telle singularité permet de comprendre, d’une part,  l’autonomisation de l’Etat par rapport à la société (passant par l’existence d’une administration forte, un régime juridique particulier, qu’on appelle « droit administratif », une conception particulière de l’intérêt général), d’autre part la suprématie dont se prévalent les autorités qui gouvernent. »

Au cours du dernier tiers du vingtième siècle, la conjugaison de la globalisation et de la révolution ultralibérale a pu faire penser que ce modèle allait disparaître. Il a commencé d’être démantelé, notamment par les réductions d’effectifs et les privatisations. Mais il subsiste. Attentif à ne prendre aucun parti, Jacques Chevallier souligne que la situation actuelle est d’autant plus complexe que coexistent plusieurs conceptions de la puissance publique, à la fois protectrice et lointaine, venant en aide aux citoyens fragiles et ouvrant les portes de l’espace public aux cabinets conseils:

Crise de l’Etat social

« L’Etat-Providence a été réactivé par la pandémie puis par la résurgence de la guerre en Ukraine, mais les tendances ultralibérales sont toujours à l’œuvre comme l’atteste la réforme de la fonction publique qui renforce les passerelles entre public et privé. La réforme des retraites illustre la crise de l’Etat social, mais, dans le même temps, la mise en mouvement de la transition écologique est pilotée par la Première ministre, épaulée par un secrétaire général et deux ministres, ce qui démontre que c’est encore l’Etat qui va prendre en charge ce changement de paradigme. »

On ne peut donc pas dire qu’un Etat d’un nouveau style advienne. Au contraire, c’est la résurgence des modèles anciens qui se donne à voir. Sans doute est-ce l’une des raisons du malaise que ressentent nos concitoyens. Comme toujours à la recherche d’un roi pour mieux le décapiter, les Français veulent de l’autorité mais rester libres, être protégés mais garder la main sur leur propre destin. Au fond, ils apprécieraient qu’un général préside à leur destinée, mais si de Gaulle revenait au pouvoir, ils l’enverraient direct à Baden-Baden. Tout à la fois, nostalgiques des Lainières de Roubaix, ils veulent vendre des Rafales au monde entier. La foire d’empoigne bat son plein chez les experts médiatiques, en reflet de ces tensions: tel écrivain libertaire dénonce une société d’assistés – quand on possède, entre autre, un bureau dans le quartier des Halles, on peut voir venir– tel observateur dénonce avec une componction d’ecclésiastique un ultralibéralisme qui pourtant lui donne bien des souplesses.

« Nul ne peut dire aujourd’hui ce que sera l’Etat demain, considère Jacques Chevallier. Mais les jours prochains s’annoncent riches d’enseignements. Comment nos concitoyens vont-ils accueillir un projet conçu et imposé par le Président de la République, alors même que celui-ci s’était engagé à tenir compte des propositions formulées lors du Grand Débat ? Le mouvement social sera-t-il un feu de paille? Ou bien va-t-il se traduire, comme en 1995, par six semaines de grèves et de manifestations ? De la réponse à ces questions dépendent les équilibres à venir, entre les tendances républicaines, libérales, autoritaires qui traversent notre société. »

L’Etat se trouvera, bien sûr, au centre du jeu. L’Etat… Vous savez bien… Celui qui change en anuités vos vingt ans, celui qui vous demande votre carte vitale plutôt que votre carte bleue quand une tuile tombée d’un toit vous emmène aux urgences. Oh, certes, il vous propose une pension bien modeste et vous oblige à patienter sept heures sur un brancard dans un couloir. Mais, justement, parce que ce monstre que l’on dit froid garde bon cœur, il faudrait prendre soin de lui. Comme de nous-mêmes.