Les policiers directement mis en cause ont leur part de responsabilité, assurément, et la justice l’appréciera, mais ce que j’ai appris, lorsque je faisais de la sociologie du travail, à propos des accidents de travail, c’est qu’une faute est rarement une affaire purement individuelle. Lorsqu’un accident survient, on construit ce qu’on appelle un « arbre des causes » qui permet de remonter d’une défaillance à une autre, à un contexte problématique, à une situation dangereuse, à un manque d’équipement ou de formation, à des tensions systémiques, etc.
Bref, ce qui s’est produit n’est pas seulement le fait d’individus qui se sont fourvoyés, c’est aussi le résultat d’une politique, de ses limites et de ses points aveugles dont, en bout de course, des personnes sont victimes.
Or une dérive progressive, mais régulière, des politiques, ces dernières années, est de refuser d’envisager des questions fondamentales et de rajouter des mesures sur d’autres mesures, sans trop chercher à accompagner les personnes chargées de les mettre en œuvre.
La sécurité résulte d’autre chose que de l’outillage technique envahissant dont on l’affuble
Je dis d’emblée le fond de ma pensée : je suis très frappé par les nombreuses mises en garde, dans l’Ancien Testament, sur la confiance fallacieuse que donne une armée et son équipement. J’en donne un exemple : « Il n’est pas de roi que sauve une grande armée, ni de brave qu’une grande vigueur délivre. Pour vaincre, le cheval n’est qu’illusion, toute sa force ne permet pas d’échapper » (Ps 33.16-17). On comprend le sens des images employées.
On parle, dans ce psaume, de guerre et non pas de forces de police. Le propos est théologique plus que professionnel. Si on en reste là c’est, par rapport à la situation actuelle, une affirmation gratuite. Mais je veux me laisser inspirer par cette orientation et montrer en quoi elle est pertinente, concrètement, et empiriquement, dans la situation française actuelle : en quoi elle nous rend attentifs aux nombreux points aveugles des politiques de ces dernières années.
Notre manière de tenter de produire la sécurité, aujourd’hui, est dangereuse et elle nous entraîne dans des engrenages difficilement réversibles : voilà mon propos.
Des forces de police peu accompagnées
Je le dis également d’emblée : je respecte le travail difficile et tendu que mènent sur le terrain, et au jour le jour, les forces de police. Je sais, entre autres, que la manière de réagir à un refus d’obtempérer ne se décide pas suite à de longs débats, mais dans une fraction de seconde, au maximum quelques secondes, où l’équipe qui intervient n’a aucun recul pour peser le pour et le contre.
On l’a dit, à l’occasion, il est criminel (autant pour les policiers que pour ceux sur lesquels ils tirent) de mettre ces agents dans de telles situation, avec si peu de travail en temps différé. Par contraste, les pompiers qui doivent, eux aussi, agir dans l’urgence, répètent, au préalable, leurs modes d’intervention et reviennent, suite à un incendie majeur, sur ce qu’ils ont fait, et les moments où ils ont été contraints d’improviser sans contrôle. Au plus on travaille dans l’urgence, au plus il faut prendre le temps de mettre en scène collectivement les situations, pour improviser le moins possible en temps réel.
Mais, en l’occurrence, on a fourni des armes aux policiers, sans leur donner le temps nécessaire pour travailler collectivement sur les situations où ils se retrouvent en danger, ou considèrent qu’ils sont en danger. Ce temps de travail aurait l’inconvénient de coûter beaucoup plus cher à l’état que l’investissement matériel.
Des réflexions du même ordre valent pour les policiers qui se retrouvent face à des opposants agressifs et nombreux et dont la tension nerveuse s’accroît de jour en jour, jusqu’à provoquer des passages à tabac en bonne et due forme comme c’est arrivé cet été.
Chacun est responsable de ses actes. Mais l’état employeur est responsable de la manière dont il se défausse sur les forces de police de questions qu’il ne devrait pas ignorer.
La police, bonne à tout faire des questions sociales ?
Je parlerai, la semaine prochaine, de la question de l’usage des armes. Je veux d’abord pointer une dérive (qui n’est pas uniquement française) : on expédie la police à tout propos, pour répondre à des tensions sociales qui mériteraient une plus grande attention. L’épisode des gilets jaunes est emblématique. Il a fallu plusieurs mois d’affrontements de plus en plus violents pour que l’état se décide à porter attention aux revendications de ce mouvement. Pendant ce temps, de nombreux blessés sont restés sur le carreau, du côté des manifestants comme des forces de l’ordre. Des observateurs extérieurs (comme les Nations Unies ou le Conseil de l’Europe) ont parlé d’usage excessif de la force.
Certes, une partie des manifestants sont déterminés à en découdre, mais on voit le même schéma se reproduire. Il y a eu les gilets jaunes fin 2018 et début 2019, le premier mouvement de protestation contre la réforme des retraites, fin 2019 et début 2020, puis le deuxième fin 2022 et début 2023. Il y a eu les affrontements autour de la question de l’eau dans les Deux-Sèvres. Puis les émeutes dans les banlieues, suite, précisément, au tir mortel d’un policier le 27 juin 2023.
A chaque fois, le pouvoir politique répond au défi par la force et expédie les forces de police pour régler la question. C’est peut-être une réponse à très court terme. Ce n’est nullement une réponse valable : les tensions et les problèmes restent entiers. On ne peut pas palier une absence de dialogue et d’écoute par une réponse policière.
Une telle stratégie est dangereuse et elle ne construit aucune sécurité durable. Et du côté de la police, elle la met sous pression en lui faisant remplir un rôle qui ne devrait être le sien qu’exceptionnellement. Il y a, en effet, une différence entre lutter contre crimes et délits et aller au casse pipe pour la sauvegarde du pouvoir.
Au nom de le sécurité, nous sommes pris dans un engrenage dangereux.
Et, donc, la semaine prochaine, je reviendrai sur l’armement croissant des forces de l’ordre et la manière dont, entre autres, Manuel Valls, alors premier ministre socialiste, a œuvré pour que la loi du 28 février 2017, élargissant la possibilité de faire feu, voie le jour.
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