La ville de Poitiers, où je réside, vient d’instaurer, à partir du 1er septembre, la vitesse limite de 30 km/h sur l’ensemble de son territoire (à l’exception de voies à l’écart de toute habitation : pénétrantes ou rocades, où la vitesse peut quand même, cela dit, être limitée à 50 km /h). Cette démarche qui, en 2015 encore, aurait relevé de l’utopie, fait désormais partie de la routine. Grenoble (en 2016) et Angers (en 2017) ont ouvert la voie. Et, désormais, beaucoup de grandes villes ont adopté une telle mesure. Parmi les villes de plus de 200.000 habitants : Nantes (en 2019), Strasbourg (2019), Lille (2019), Bordeaux (2020), Rennes (2020), Montpellier (2021), Paris (2021), Lyon (2022), Toulouse (2022). En fait, cela irait plus vite, désormais, de faire la liste des communes de plus de 200.000 habitants qui n’ont pas pris une telle mesure : il n’y a plus que Marseille et Nice (qui a, d’ailleurs, engagé un processus dans ce sens) à ne pas l’avoir fait! Et, dans les grandes agglomérations, les villes de la proche banlieue ont emboîté le pas aux villes centres, sans problème.
Un autre rapport à la mobilité s’instaure peu à peu
La commune de Poitiers est plus petite (90.000 hab) et je la sillonne le plus souvent en vélo (électrique, à cause de son relief prononcé !). Cela dit, prenant l’autre jour ma voiture, le fait de devoir rouler à 30 km/h dans des voies assez larges où je roulais auparavant à 50 km/h m’a fait un drôle d’effet. Je me suis rendu compte que l’on entrait dans un rapport à la mobilité différent.
Déjà, en vélo, j’ai appris, au fil du temps, à utiliser cet outil non pas comme l’occasion de faire du sport (et, donc, de me dépenser), mais comme un moyen de me déplacer tranquillement et sans forcer. Si vous allez au Pays-Bas, vous verrez un spectacle étonnant : des hordes de cyclistes qui sillonnent les rues sans appuyer tant que cela sur les pédales.
Il ne s’agit donc pas (plus) d’aller le plus vite possible d’un point à un autre (ni en vélo, ni en voiture), mais de se déplacer de manière confortable et sans chercher à économiser la moindre minute. La ville de Poitiers a, pour l’occasion, produit un dépliant où elle explique que les temps de déplacement en ville sont, de toute manière, peu liés à la vitesse de pointe et beaucoup plus dépendants du nombre d’arrêts que l’on effectue. C’est vrai. Mais le mettre en pratique de manière aussi radicale produit un effet très concret lorsque l’on est au volant. On rentre dans un autre monde.
Il n’y a pas si longtemps, jusqu’à la fin du XXe siècle, c’est au nom de la vitesse que l’on a multiplié les voies rapides urbaines. Désormais, la vie en ville tourne le dos à la vitesse de déplacement et rentre dans une autre logique. Et, d’ailleurs, l’usage de la voiture diminue dans les agglomérations de plus de 100.000 habitants.
On reste loin des objectifs souhaitables de diminution des émission de CO2, mais on vit quand même une révolution tranquille qui n’a pas soulevé tant de vagues que cela. Depuis les toutes premières années du XXIe siècle, l’usage de la voiture cesse d’augmenter de manière exponentielle, année après année, comme il le faisait jusque là. Et, peu à peu, à partir du moment où l’on a des offres suffisantes à proximité, on envisage d’autres modes de vie qui sont plutôt appréciés. Les habitants des zones péri-urbaines et rurales restent fortement dépendants de la voiture (même s’ils ont leur propre manière d’en limiter l’usage, en regroupant leurs déplacements). Mais, partout, l’automobile est désormais plus vue comme une source d’encombrement que comme une promesse de liberté. Même dans le péri-urbain, où mon laboratoire de l’époque avait fait des enquêtes, aucune des personnes interrogées ne décrivait l’usage de la voiture comme une joie.
Ce qui a provoqué cette évolution sont, entre autres, des raisons économiques : les nouvelles voies urbaines coûtent de plus en plus cher ; les parkings en silo, ou les parkings souterrains coûtent cher, eux aussi. Donc, on investit de moins en moins dans ce genre d’équipement et, mécaniquement, cela rend l’usage de la voiture moins intéressant. Or ce qui est frappant c’est qu’une modification dans les investissements a rapidement fait prendre conscience qu’une autre manière d’organiser son quotidien était possible et qu’elle était même plutôt intéressante.
Les données que j’ai citées au début montrent, qu’en l’espace de 5-6 ans, on est passé (pour ce qui est de la vitesse limite autorisée) d’expériences pionnières à une sorte de nouvelle norme. Cette nouvelle norme rend, d’ailleurs, l’usage du vélo plus aisé, sans que l’on ajoute des pistes cyclables. Le différentiel de vitesse avec les voitures devient faible et les chocs beaucoup moins dangereux.
Quels sont les ressorts d’un changement massif de comportement ?
On peut s’interroger sur les ressorts d’un tel changement de pratiques au moment où, de toutes parts, on observe la rigidité des mêmes pratiques face aux enjeux climatiques. En fait, on l’a dit, au départ il y a une contrainte et même plusieurs : investissements trop chers, encombrements décourageants, pollution atmosphérique, etc. Face à de telles contraintes, les décisions politiques et les usages se sont adaptés, non sans cris ni sans larmes, mais, progressivement, la mutation s’est produite et continue à se produire.
Et maintenant que les épisodes de canicule se multiplient et que les ressources en eau s’épuisent, on commence à voir des comportements qui évoluent : au risque que la prise de conscience soit trop tardive. Mais il est très difficile de défendre un changement social au nom d’un risque qui n’est pas encore directement visible.
C’est là une tragédie collective, sans doute, car plus on tarde, plus les cris et les larmes seront profonds. C’est la tragédie à laquelle se sont heurtés les prophètes de l’Ancien Testament : n’être crus que lorsque les événements finissaient par mal tourner.
Et qu’arrive-t-il lors des prises de conscience tardives ? Les gens se ressaisissent oui. Mais parfois l’irréversible s’est produit. L’histoire du peuple juif dans l’Ancien Testament n’est pas celle d’un retour à la normale régulier et de happy ends répétées. L’exil, par exemple, relève, pour partie, de l’irréversible. Il y a certes un retour, mais partiel (pas tout le monde) et une vie politique qui restera, jusqu’à l’avènement du Christ, subordonnée à d’autres puissances.
Pour revenir aux enjeux d’aujourd’hui, le ralentissement de la vitesse est un exemple plutôt positif et, par certains côtés, il souligne le caractère tragique de la situation actuelle : beaucoup de personnes s’accrochent à des pratiques qui leur semblent non-négociables, alors qu’une autre manière de faire pourrait être plus appréciée, finalement.