Par un après-midi de novembre, une paroissienne d’Angers, protestante attentive à l’évolution des mœurs politiques, nous a glissé dans un sourire : « au fond, ces notions de droite et de gauche me paraissent dépassées ». Le souvenir du philosophe Alain s’est aussitôt invité dans la conversation, l’auteur des fameux Propos ayant écrit cet aphorisme : «Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche ». Et puis le devoir de respecter le point de vue d’une amie nous a conduits à solliciter l’avis de Paul Bacot, professeur émérite à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, auteur (avec Yves Déloye et Gaëtan Gorce) d’un livre drôle et pertinent, « Quand la langue politique fourche » (L’Harmattan, 17 €).
Première surprise, Paul Bacot considère qu’il est presque impossible de définir les spécificités de la droite et de la gauche. On imaginait qu’il allait distinguer les particularités de l’une et de l’autre, il estime que cela n’est pas aussi simple :
« En suivant le fil de l’histoire, on voit bien que les notions de droite et de gauche sont apparues durant les premiers mois de notre Révolution et qu’elles se sont depuis déployées sur une bonne partie de la planète. Mais, au-delà, nous ne pouvons pas définir ce que ces deux termes signifient. En France comme ailleurs, ils ont représenté, dans le temps comme dans les différents corpus idéologiques et milieux sociaux, des revendications, des aspirations très diverses. Aussi bien ne pouvons-nous pas les considérer comme des valeurs ou des principes immuables. »
On entend souvent dire que la droite privilégie l’ordre et l’autorité, la gauche la justice et la liberté. Mais une lecture honnête et rigoureuse de l’Histoire oblige à écrire : « oui mais », « peut-être bien », « cependant », « quand on y songe », « il faut reconnaître » et l’on en passe… Un exemple illustre à merveille cette impossibilité où nous sommes de saisir, au premier regard, l’opposition dont nous parlons. Durant la première moitié du XIXe siècle, la notion de nation a été l’apanage de la gauche, alors que, par fidélité plus ou moins consciente aux anciennes solidarités monarchiques, les tenants de la droite penchaient pour une forme de traversée des frontières. A la fin du XIXe siècle, tout s’est inversé : la gauche était internationaliste et la droite était nationaliste. Alors ?
« Le clivage gauche-droite est efficace parce qu’il est souple et reflète l’une des trois dimensions de notre condition sur la Terre, observe Paul Bacot : la verticale, l’horizontale frontale et l’horizontale latérale. Nous avons dans le cerveau un hémisphère gauche et un hémisphère droit, nous distinguons le haut et le bas, nous percevons enfin ce qui est devant nous et derrière nous. Mais les trois métaphores qui en résultent sont inégalement prégnantes. Elles disent respectivement la domination, le progrès, mais seulement l’opposition binaire ». On ajoutera que cette conception multidimensionnelle de la vie publique illustre des situations, des sous-entendus très variés.
« Puisque la majorité des gens sont droitiers, longtemps les partisans de la gauche ont paru incapables de gouverner parce que « maladroits », remarque avec humour notre interlocuteur. L’opposition du haut et du bas nous renvoie à la des considérations sociales – ceux qui sont au-dessus écrasent ceux qui sont au-dessous – nourrissent les discours hostiles aux élites ou populistes, qui sont les deux facettes d’une même médailles, quand ce qui est devant paraît du côté du progrès, ce qui est derrière se range du côté du conservatisme ou de la réaction. Mais qu’est-ce qui est d’un côté, et qu’est-ce qui est de l’autre? »
Dans ce débat, nous l’avons dit, les cas particuliers ne manquent pas. Le tempérament des individus – l’un s’oppose à l’éducation qu’il a reçue, l’autre l’épouse – les critères de l’âge – on dit souvent que l’on penche plus à droite en vieillissant, mais que dire d’Edgar Morin ? – les expériences de la vie, font mentir les plupart des généralisations. D’ailleurs, comment ne pas reconnaître qu’en chaque personne coexistent des fidélités qui s’entrechoquent? Ainsi Georges Pompidou passait-il pour conservateur dans le secteur économique et progressiste dans le domaine de l’art. Etait-il à ce point exceptionnel ? Evidemment non ! Beaucoup de gens connaissent de telles chicanes intérieures et l’on ose écrire ici que c’est heureux, tant il est vrai que celles et ceux qui refusent de connaître leurs propres contradictions versent dans le sectarisme, voire dans le pire des fanatismes.
Attention tout de même. A cet endroit de notre déambulation, nous finirions par vous faire croire que les notions de droite et de gauche tiennent du mythe. Et là nous aurions tort.
« On peut estimer qu’il a existé un âge d’or du clivage gauche-droite qui traduisait en même temps une conflictualité sociale et religieuse dans le débat politique, analyse Paul Bacot. Jusqu’aux années 80, on a perçu cette opposition. Longtemps, la gauche a été soutenue par les minorités opprimées ou susceptibles de l’être, et leurs espoirs, c’est-à-dire les ouvriers, les enseignants, les juifs et les protestants, quand la droite était le camp de la bourgeoisie, du catholicisme et du patronat. De nos jours, qui pourrait soutenir que c’est toujours le cas ? »
Pas les protestants. Les enfants de la Réforme ont longtemps passé pour plus à gauche que les autres. Il n’en va plus de même, ainsi que l’a montré l’étude remarquable dirigée par Jean-Paul Willaime et Sébastien Fath, « La nouvelle France protestante », parue chez Labor et Fides en 2011. Ils votent comme les autres. Mais eux aussi sont travaillés par le doute et des mouvements qui mériteraient d’être mieux connus. Certes, on les dit hostiles au Rassemblement National comme à la France Insoumise et séduits par Emmanuel Macron. Mais ce qu’ils pensent de façon précise nous échappe en partie. Nous ne saurions donc faire passer nos hypothèses pour des vérités révélées.
Pour conclure, on observe que certains prédisent pour 2027 un retour en force des affrontements traditionnels. Peut-être… Mais il faudra pour cela que la droite et la gauche classiques recouvrent une forme de crédibilité, qu’elles se dotent de candidats soutenus par leurs familles respectives, enfin qu’elles affaiblissent les extrêmes. Autant rêver de mettre Angers dans une bouteille de Menthe-Pastille !