La ville d’Angers calque parfois ses pratiques sur celles d’Athènes au temps de Périclès. On y discute avec ferveur comme sur l’Agora de jadis. En marchant place Lafayette, l’auteur de ces lignes se fit alpaguer par un ami au sujet du clivage gauche- droite : « Je partage très peu le point de vue de ton interlocuteur, nous déclara Pierre-Yves. En ce qui me concerne, je fais très bien la différence entre une gauche qui protège les plus faibles et une droite qui favorise les plus forts. » Bigre ! Affirmée de la sorte, cette interprétation rangeait la gauche dans le camp du bien, la droite dans le camp du mal. Rien de moins. Pierre-Yves laissait parler son cœur, tout comme un électeur de droite peut, dans le vif d’une conversation, prétendre qu’avec la gauche au pouvoir, le désordre est assuré. Mais la critique, même formulée d’une façon brutale, a porté. Plutôt que de passer notre chemin, nous avons pensé judicieux de remettre sur le métier notre ouvrage afin de proposer de nouvelles analyses de ce clivage.
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Première observation : oui, trois fois oui, l’opposition de la droite et de la gauche demeure. Une forme de radicalité la rend même plus éclatante aux extrémités du spectre politique. Mais cette opposition provoque aussi des convergences entre la droite et la gauche traditionnelles, une extension du centre, au point que ce qu’avec humour Alain Juppé nommait « le cœur de l’omelette » aujourd’hui domine le jeu. Comment l’expliquer ?
« Trois phénomènes, étroitement liés, qui étaient à l’œuvre au début des années 1990, mais dont les effets n’ont cessé de s’amplifier depuis, ont déstabilisé les repères politiques qui prévalaient depuis 1945, écrit Marcel Gauchet dans son ouvrage « La droite et la gauche, histoire et destin » (Gallimard, 169 p. 14 €) : la victoire culturelle totale des principes de la démocratie libérale, la disqualification, au-delà de l’idée communiste, du projet de contrôle public de l’économie, et la globalisation économique et financière, avec ses effets en retour. »
Il est vrai que les extrémistes des deux bords contestent le bien-fondé d’une telle évolution. Mais avec force Marcel Gauchet constate qu’eux aussi plient devant elle: « La nature intrinsèquement opportuniste et démagogique des mouvements populistes les a conduits à s’éloigner de leurs origines, voire à les répudier. » De là vient le sentiment que la frontière entre la droite et la gauche disparaît. Même la comparaison de leurs mérites dans le domaine social invite à prononcer ce constat. Certes, l’attention constante apportée par les partis de gauche aux plus démunis leur donne d’indéniables états de services – les congés payés, la réduction du temps de travail ou la retraite pour tous, voilà qui compte – mais les partis de droite ont aussi su mettre en place des dispositifs protégeant les plus démunis, notamment la création de l’ANPE, l’instauration d’un salaire minimum et de l’autorisation administrative de licenciement.
Cela signifie-t-il qu’il faille renoncer à des identités si puissantes ? Evidemment non. « Les enjeux peuvent paraître se diluer, le contenu des conflits se brouiller, le noyau logique qui commande la distribution antagoniste des positions n’en demeure pas moins intact. », écrit encore Marcel Gauchet. Disons que droite et gauche, bien qu’elles sommeillent, existent toujours parce qu’elles ouvrent chacune une fenêtre sur le monde.
Alexandre de Vitry, maître de conférences à la Sorbonne, décrit bien ce qui les sépare dans un essai plein d’astuce et d’intelligence, « Sous les pavés la droite » (Desclée Debrouwer, 208 p. 17,90 €) : « On est de droite parce que l’on ne croit, comme Baudelaire et Balzac, qu’aux progrès de l’Homme sur lui-même, à l’énergie individuelle, à la lutte de chacun contre le péché originel, et non à la perfectibilité sociale, à la réconciliation de l’humanité avec elle-même, au « salut du genre humain par les ballons », comme disait Baudelaire en se moquant de Victor Hugo ». Méfiante à l’endroit des aventures collectives, la droite se pique de liberté, lorsque la gauche, rétive à l’affirmation du Moi dans l’espace public, s’étourdit de fraternité. Quant à mettre en application ces nobles ambitions, c’est une autre paire de manche.
En bonne tautologie, nous pourrions déduire que « les Hommes sont les Hommes. » Eh bien, justement, des hommes – et des femmes bien sûr – il est question dans le merveilleux petit livre d’Eric Roussel, « C’était le monde d’avant, carnets d’un biographe » (Alpha, 302 p. 9 €). Récit personnel des rencontres que cet écrivain-journaliste a vécues, ce volume de poche est un voilier de plaisir.
On y croise les figures tutélaires de notre vie politique et deux ou trois personnages singuliers. Or, à chaque page ou presque, on aime l’incongru, le détail qui distingue, le trait qui donne du relief. Pierre Mendes-France, homme de gauche, y révèle une authentique admiration pour le conservateur Poincaré ; Pierre Mauroy, Premier ministre d’un gouvernement comprenant des communistes, freine le train déchaîné de la politique de relance alors que son électorat demande à corps et à cri l’augmentation de son pouvoir d’achat. De l’autre côté du spectre, Jacques Chaban-Delmas engage la Nouvelle Société que le Président Pompidou condamne moins par principe que par souci de faire respecter sa propre autorité, tandis que Valéry Giscard d’Estaing, libéral éclairé, met en œuvre des réformes audacieuses. On voit par là que, suivant l’adage du café du Commerce, rien n’est jamais simple et tout se complique toujours.
« A la fin, nous disait récemment un philosophe, je crois que les notions de « gauche » et de « droite » n’ont aucun sens. Tout s’organise de façon verticale : dans les caves, il y a les extrêmes, au milieu se trouvent les partis politiques traditionnels et, tout en haut, Charles de Gaulle. » Auprès du Général, nous sommes convenus d’installer un petit-fils de paysan…