Lorsqu’en 1985 un nouveau ministre, jusqu’alors conseiller de l’Elysée, demande à Jacques Pilhan comment se présenter devant les députés, le spécialiste en communication répond : « Tu la joues technique, tu les impressionnes calmement par ta maîtrise des dossiers. » Certes, Elisabeth Borne exerce depuis cinq ans des responsabilités ministérielles de haut niveau. Ce n’est plus une novice. Mais la montée des marches qui la conduisaient à la tribune de l’Assemblée nationale, jeudi après-midi, s’apparentait au franchissement d’un rite et, par voie de conséquence, au respect des suggestions de Pilhan : quand on n’a pas l’éloquence de Jean Jaurès- ou dans un autre registre, de Gisèle Halimi- mieux vaut suivre son inclination.
Tout le monde a noté que les lois ou les projets annoncés visent à obtenir une majorité au cas par cas. La revalorisation des prestations sociales donne des gages à la gauche, la défense de l’environnement doit séduire les écologistes, la réforme promise des retraites rejoint les attentes formulées par la droite. On peut déplorer que des commentateurs classent à droite la lutte contre l’insécurité, tandis qu’ils rangent à gauche le rejet des ségrégations. Les déclarations de François Ruffin au sujet de la police, la fermeté de Gérard Larcher vis-à-vis du Rassemblement national, contredisent heureusement ces simplifications. Mais ne nous égarons pas…
Le nouveau gouvernement tiendra-t-il trois ans, durée moyenne d’un équipage en début de mandat présidentiel ? Un souvenir encore. En mai 1988, avec malice, Le Parisien titrait : « Rocard I, c’est Fabius II », soulignant qu’après deux années de cohabitation le président réélu faisait d’abord appel à ses fidèles- en dépit de la nomination, à Matignon, de son meilleur adversaire. Cela n’a pas empêché notre cher Premier ministre protestant de gouverner. Pourtant, aujourd’hui, le sentiment l’emporte que l’aventure « macronienne » est à bout de souffle.

« Emmanuel Macron s’est imposé dans le paysage politique par une capacité remarquable à surprendre, à répondre aux attentes de nos concitoyens, comme par magie, rappelle Pierre-Emmanuel Guigo, maître de conférences en Histoire à l’Université de Paris Est-Créteil. Il semble ne plus rien comprendre la situation, subir les événements, tétanisé par les enjeux. »

Emmanuel Macron se replie-t-il sur son pré carré parce que les grandes figures de la droite républicaines ou sociale-démocrates ont refusé de le rejoindre ? Cela ne serait pas étonnant. Mais en promettant l’ouverture d’une ère nouvelle, au soir même de sa réélection, le chef de l’Etat présentait des cartes favorables à l’élaboration d’une coalition véritable, consolidation de son fameux « en même temps ». Cédant sur la désignation de Catherine Vautrin, accréditant l’idée, de ce fait, qu’Elisabeth Borne était une Première ministre par défaut- lors même que cette femme à l’apparence froide possède aussi des qualités- Emmanuel Macron n’a cessé de perdre du terrain. Pour quelle raison?

« S’il avait voulu mettre en œuvre une politique ultralibérale, le président Macron pouvait trouver au sein de LR ou de l’UDI des gens pour le rejoindre, analyse encore Pierre-Emmanuel Guigo. Conduire une action plus sociale-démocrate aurait également suscité l’appui d’élus du centre-gauche. Or, il a chois presque de manière exclusive des personnalités du macronisme, pratiqué ce que l’on pourrait appeler un remaniement décoratif.»

On a le droit d’imaginer le président submergé par une vague de doute. Mais c’est un homme intelligent, plein de ressources, et donc une telle hypothèse paraît peu crédible. « Je me demande si le président, plutôt que de constituer une nouvelle majorité, ne cherche pas, d’abord, à forcer la main à tout le monde, s’interroge Pierre-Emmanuel Guigo. Il pourrait même imposer sa réforme des retraites comme il l’entend, conduire son gouvernement dans le mur, et prendre ensuite l’opinion publique à témoin pour obtenir une majorité absolue à l’Assemblée, marginaliser les partis traditionnels, accélérer la fusion de la République en Marche avec ses satellites.» Un drôle de pari, bien risqué pour un chef d’Etat qui va perdre, lentement mais sûrement de son autorité, puisqu’il ne pourra plus se représenter dans cinq ans. Qui nous dit qu’une révolte semblable à celle des Gilets jaunes ne pourrait se réveiller ?
« Constructions sur le sable», affirmerez-vous. Tout juste. Nul ne connaît l’avenir. Et puis… Qui nous dit qu’Elisabeth Borne va échouer ? Oh certes, elle n’enflamme pas les foules et ne promet pas le Grand Soir. Mais l’histoire politique est pleine de ces figure étonnantes, enterrées vivantes, qui surprennent, s’affirment et finissent par occuper le centre du jeu. Bon. D’accord, en quelques semaines à Matignon, la Première ministre n’a pas encore trouvé la clé de l’opinion publique. Est-ce une raison pour la condamner déjà ?

« Si je suis ici devant vous, première ministre de la France, je le dois à la République, a déclaré jeudi Elisabeth Borne. C’est elle qui m’a tendu la main alors que j’étais cette enfant dont le père n’était jamais vraiment revenu des camps.»

Nul doute, il y a quelqu’un.