Les commentateurs se gargarisent volontiers, au vu des sondages successifs, du glissement d’une partie de l’électorat de centre gauche, qui délaisserait la liste soutenue par Emmanuel Macron, pour rejoindre la liste portée par Raphaël Glucksmann. Ils invoquent des mesures mal perçues à gauche (sur l’immigration, le chômage ou les retraites) pour justifier ce glissement.

Mais la réalité me semble autre. Si je rapproche, en effet, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2022 des sondages actuels pour les élections européennes, j’obtiens le tableau suivant :

GaucheMacron/HayerDroiteExtrême-droite
202232 %28%5%32 %
202432 %17%7,5%38,5%

En clair, on observe sans doute, d’une part, une évolution des voix au sein de l’électorat de gauche (entre autres lié au fait que le vote utile sur un nom n’est pas de mise aux Européennes), mais on n’observe nullement une réalimentation des voix de gauche par des déçus du macronisme. La gauche reste à 32 % et, si elle devait s’unir en vue des présidentielles, elle ferait face à un deuxième tour contre l’extrême droite qu’elle perdrait sans doute.

Globalement, ce que l’on observe c’est un glissement de l’électorat vers la droite et l’extrême droite. Cela fait plusieurs années que ce glissement a commencé, et il n’est pas perceptible en France seulement. Donald Trump, par exemple, ne sera peut-être pas élu, mais le fait même qu’il soit possiblement élu à l’automne prochain, montre le soutien que sa politique brutale a reçu de la part d’une large frange de l’électorat. En Italie, de même, il y a des recompositions au sein de l’extrême droite, mais l’extrême droite, dans son ensemble, ne faiblit pas tellement du fait de son exercice du pouvoir.

Le jeu à somme nulle (voire négative) lié aux tensions environnementales, et ses conséquences politiques

Ce mouvement est trop massif pour qu’on l’attribue uniquement au défaut de telle ou telle stratégie politique.

Il est sans doute plurifactoriel, et j’en ai déjà livré, dans ces lignes, des interprétations. Aujourd’hui, je ne voudrais pas essayer de comprendre pourquoi telle ou telle personne vote plus ou moins à gauche ou à droite, mais pourquoi on observe ce glissement d’ensemble de tout l’électorat.

Ma perception est que, surtout depuis l’épidémie de COVID, le citoyen moyen est convaincu que nous sommes dans un jeu à somme nulle et que l’on ne tirera pas grand chose de plus de la planète. En d’autres termes : ce que les uns gagnent, les autres le perdent.

Les élus locaux remarquent que, depuis l’épidémie, les personnes sont plus agressives à leur égard. C’est peut être le fruit d’un isolement croissant. Mais je pense que c’est aussi le sentiment d’une vulnérabilité générale qui a diffusé dans l’ensemble de la population, les microbes s’ajoutant aux risques environnementaux.

Et je garde en mémoire les quasi-émeutes qui ont marqué les jours juste avant le premier confinement, alors même qu’aucune pénurie alimentaire ne s’est produite. Quand on craint pour sa peau, les réflexes de survie prennent le relais.

Naturellement, une attitude possible (et même, à mes yeux, la meilleure attitude) serait de se serrer les coudes, de retrousser nos manches et de partager les chances et les risques. Mais ce n’est pas ce que l’on observe. Beaucoup de gens craignent de perdre et ils préfèrent perdre moins que les autres.

Dès lors, la demande adressée à l’état est de les protéger contre tous ceux qui pourraient entamer une partie de leur magot. Il n’y a plus tellement d’attente d’une prospérité collective, mais plutôt une demande de conserver ce qui est acquis.

La peur de perdre, peur fatale

La peur de perdre ne concerne pas tellement les plus favorisés qui pensent qu’il trouveront toujours une solution pour s’en sortir, ni, en fait, les plus pauvres qui n’ont rien a perdre. Elle concerne (d’un point de vue économique) le milieu de l’espace social.

Je ne vais pas faire de leçon de morale, alors que je fais partie des plus favorisés. Ce que j’entends de l’évangile n’est d’ailleurs pas tellement une leçon de morale, qu’une mise en garde : la peur de perdre est mauvaise conseillère et elle engendre des comportements fatals. Oui, sur terre il y a, suivant la formule des évangiles, « des voleurs qui percent et dérobent » et les trésors qu’ils convoitent peuvent nous obséder. Mais la vraie vie est ailleurs et, par rapport au sujet du jour, je ne le comprends pas seulement d’une manière individuelle. Si des couches de plus en plus importantes de la société sont gagnées par la peur de perdre, nous sommes partis pour une course à l’abîme.