Nous l’appellerons Jean-François. Dans un café de la gare de Bercy, non loin de cette immense bâtisse imaginée par l’architecte Paul Chemetov – qui vient de mourir – un haut fonctionnaire du Ministère de l’Economie et des Finances – « Minifi » pour les intimes – accepte de nous faire partager ses interrogations, ses états d’âmes, à l’approche du premier tour des élections législatives.
La surenchère des promesses
« En cas de victoire du Rassemblement National, tous les secteurs de l’économie ne seraient pas touchés de la même façon, dit-il en préambule. On peut par exemple penser que le soutien apporté aux entreprises demeurerait identique à ce qu’il est depuis dix ans, parce que c’est un investissement partagé par tous les gouvernements, parce que supprimer les aides de l’Etat qui favorisent la création d’emploi reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Mais quand je vois les propositions des partis extrêmes, la surenchère qu’ils pratiquent, promettant des dépenses de centaines de milliards et l’établissement d’une fiscalité très lourde, alors je suis très inquiet. Pour ne prendre qu’un exemple, l’idée du RN de supprimer l’impôt sur les Français âgés de moins de trente ans me semble ahurissante ! A quel titre les jeunes salariés devraient-ils s’exonérer de toute solidarité nationale ? »
On aura compris que ce haut fonctionnaire est très inquiet. Pas pour lui – contrairement à ce que disent les détracteurs de l’administration – mais pour l’ensemble de la société.
La souveraineté, l’endettement, l’emploi…
Selon Jean-François, les programmes défendus par le RN et le Nouveau Front Populaire, s’ils étaient appliqués, s’abattraient sur nos concitoyens d’une manière violente et provoqueraient sans doute une casse sociale considérable. « Leurs partisans déclarent à tout bout de champ que la France a délaissé une partie de sa souveraineté, que les lois votées chez nous résultent des directives européennes, observe-t-il. C’est en grande partie vrai. Mais nous devrions l’assumer clairement, valoriser davantage les bénéfices que nous retirons de notre dépendance à l’égard de l’Union européenne. Le vaccin contre la COVID, le plan de relance économique, et j’en passe, tout cela nous vient de l’Union. »
Jean-François regrette que les Français ne veuillent pas le reconnaître, mal disposés vis-à-vis de dossiers techniques, assez rébarbatifs, en tout cas moins séduisants que les slogans proférés sur les réseaux sociaux. Il dénonce également la contradiction qui consiste à pointer le taux d’endettement de la France et la politique menée par Emmanuel Macron.
« Certes, le Président n’a pas tout réussi, faisant parfois preuve d’une grande maladresse d’expression, reconnaît notre interlocuteur. Mais qu’aurait-il fallu faire, en 2020 et 2021 ? Laisser les entreprises couler ? Ou bien sauver les emplois ? Je rappelle que lorsque des entreprises ferment, ce ne sont pas seulement des emplois qui disparaissent, des vies qui sont brisées, mais encore des compétences que récupèrent d’autres pays. Alors, oui, serrer les boulons de l’assurance chômage fait mal à tout le monde, mais durcir les conditions d’indemnisation, n’est-ce pas le plus sûr moyen de favoriser le retour à l’emploi ? »
La crainte du désordre
Quand on l’interroge sur la loyauté dont il ferait preuve ou non, en cas de victoire du RN, Jean-François n’hésite pas deux secondes. « Si ce parti politique arrive au pouvoir, ce sera par la volonté du peuple et dans un cadre constitutionnel, dit-il. L’article L 121-10 du statut de la fonction publique stipule ceci : « l’agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique, sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public ». A la place qui est la mienne, je n’aurais pas de problème éthique à résoudre parce que ce que l’on me demanderait serait fatalement encadré par la loi. On ne me demanderait de dénoncer mon voisin. Ceci posé, je respecte tout à fait ceux qui ne voudraient pas répercuter les ordres qui leur seraient donnés dans des domaines plus sensibles… »
Puis, après un silence : « Si d’aventure le Rassemblement national était majoritaire, je crains des dégradations, du désordre, une opposition de la rue qui refuserait de le reconnaître comme vainqueur. Alors, je pense que le nouveau gouvernement ne serait pas en capacité de faire tout ce qu’il souhaite. » A moins d’une épreuve de force, également dangereuse…