Derrière le rideau, broderies d’or et pourpre câline, on distingue souvent des silhouettes, à l’Elysée, à Versailles, au Pavillon de la Lanterne. Ce ne sont pas toujours des Pères Joseph, conseillers qui croient vivre au temps de Richelieu, mais des femmes ou des hommes dont l’influence dépasse la fonction qu’indique leur titre. Certains mêmes appartiennent à des entreprises, dirigent des journaux. Loin du pouvoir en apparence, ils le guident ou l’accompagnent. C’est leur portrait que dessine Charles Zorgbibe dans son nouveau livre, « Egéries et conseillers de l’ombre » (Le Cerf, 560 p. 34 €). 

Première observation formulée par cet historien, professeur émérite à la Sorbonne, qui n’aime rien tant que moquer les tics de langage de notre époque : « En arrière de la scène, « dans le secret des princes », les « conseillers de l’ombre » sont des acteurs incontournables du jeu politique. Et ne cessent de resurgir, au fil de l’actualité, souvent en pleine lumière ».

On décèle dans cet incipit toute l’ambigüité de ces personnages, qui trépignent afin de faire savoir au plus grand nombre… à quel degré s’élève leur discrétion !

La fréquentation quotidienne du pouvoir les entraîne à penser qu’ils sont capables de l’exercer par eux-mêmes et donc de s’avancer sur le devant de la scène. D’abord en adressant quelques signes de connivences au public, parfois de façon plus franche, en assumant les risques du pouvoir exécutif.

Se sentir grisé par la confidence, les coulisses du pouvoir

Ainsi Michel Jobert, ancien conseiller de Georges Pompidou, devenu ministre des Affaires étrangères, dresse-t-il son autoportrait quand il évoque Henry Kissinger, secrétaire d’Etat de Richard Nixon : « On a dit qu’il avait le goût du vedettariat, qu’il était une prima dona de la politique étrangère, mais je crois qu’il est une prima dona de la politique tout court. » Et si Charles Zorgbibe évite de les critiquer, nous comprenons que les conseillers sont parfois menacés par la mythomanie : comment résister, dans le souffle d’une confidence, au plaisir de se gonfler d’importance ? Au fond, qu’importe. Compte ici l’éclairage projeté sur eux, la façon dont nous pouvons percevoir ces êtres singuliers, tout aussi fervents que leur maîtres vis-à-vis des affaires de l’Etat, qui travaillent et réfléchissent avec ardeur.

Les femmes ne sont pas en reste

Dans cette galerie, les femmes tiennent une place véritable. Non comme courtisanes – on vous voyait venir, prétendre qu’elles n’eurent longtemps que les alcôves en guise de royaume – mais en femmes de tête. On songe bien sûr à Germaine de Staël, dont l’auteur nous rappelle qu’elle mena campagne en faveur de Talleyrand durant le Directoire. On pense encore à la sœur de Louis-Philippe, Adelaïde, que Victor Hugo tenait en la plus haute estime : « Esprit politique, forgé au fil des exils puis dans la réserve relative de la branche cadette, la sœur du roi ne peut vraiment s’intégrer dans les affaires intérieures sans suscite des réactions négatives », admet Charles Zorgbibe. Mais si, précisément, cette femme que l’on disait disgracieuse – une malveillance que démentent ses portraits, il est vrai officiels, donc peut-être complaisants – n’est-ce pas pour la bonne raison qu’elle guide la politique de son frère aîné ? « Pendant les quatre années de l’ambassade londonienne de Talleyrand, Madame Adélaïde put déployer ses réflexions et exercer son influence, dans le domaine de la politique étrangère qu’elle privilégiait et qui la passionnait. »

Et côté protestants ?

Les protestants ne sont pas oubliés, ce qui nous amène à dire notre bonheur de retrouver Louis-Nathaniel Rossel, un des héros de la Commune de Paris dont Michel Winock a retracé la grandeur dans un remarquable article de la revue L’Histoire paru voici quelques mois. « Le 20 mars 1871 le colonel  Rossel rejoint, sans hésitation le parti qui n’a pas signé la paix, souligne Charles Zorgbibe. Un geste gaullien. Un De Gaulle qui aurait été capturé après le 18 juin. De Gaulle ne s’y est pas trompé : il s’adresse à Rossel dans « Au fil de l’épée ». Un autre homme d’Etat contemporain, Chevènement, est l’auteur d’un film consacré à Rossel. Par son ralliement, Rossel éclaire l’autre face de la Commune : non le laboratoire de toutes les utopies socialistes, de Proudhon à Marx ou Blanqui, mais le sursaut patriotique du peuple de Paris. »

Pierre Lazareff, le créateur et directeur de France-Soir – dont les tirages quotidiens dépassaient le million d’exemplaires au milieu des années soixante – est aussi de l’équipée. Petit homme par la taille, qui postillonnait dès qu’il parlait, cet homme de presse hors du commun pesa sur la vie politique avec assez d’influence pour organiser des dimanches de Louveciennes, déjeuners dans sa propriété qui réunissaient le ban et l’arrière ban de la vie publique de son temps.

Le « conseiller mémoire » d’Emmanuel Macron

C’est assez dire que le livre de Charles Zorgbibe élargit la focale habituelle, ne se contente pas d’observer les entourages immédiats des politiques. Aujourd’hui, qu’en est-il ? Mais enfin, la roue tourne toujours dans le même sens. Comment, pourquoi voudriez-vous que cela change ?

Bruno Roger-Petit ne se contente sans doute pas d’être « conseiller mémoire » d’Emmanuel Macron, Xavier Niel n’est pas seulement chef d’entreprise, et quelque essayiste méconnu glisse peut-être au chef de l’Etat des analyses pouvant l’éclairer sur la sociologie de la France, aujourd’hui. Sans doute la technostructure joue-t-elle un rôle plus grand qu’autrefois. Mais les Présidents, parce que les dossiers, notes et tableaux représentent leur quotidien rabat-joie, ne peuvent en aucune manière se priver de conseillers de l’ombre. Derrière le rideau de pourpre, on distingue votre silhouette. A vous de jouer…