Classique. Un sourire, une mèche, des arguments déposés sur une discrète feuille de papier, de la pugnacité. Lundi 30 mars à 20 heures, Marine Le Pen (reconnue coupable de détournement de fonds publics) a montré qu’elle tenait bon, déclaré que la justice avait pris une décision politique et qu’elle allait se battre. Il reste que la procédure d’appel ayant été déclarée non suspensive, la condamnation qui la frappe, deux ans de prison ferme et cinq ans d’inéligibilité, risque de l’empêcher d’être candidate à la prochaine élection présidentielle en 2027. Un choc : plus que jamais, le temps de la justice et le temps de la politique paraissent en tous points s’opposer.

La séparation des pouvoirs est-elle menacée ? Benjamin Hoffmann, spécialiste de Montesquieu, professeur des universités et titulaire de la chaire en littérature française et francophone à Ohio State (États-Unis), nous apporte son analyse.

La pensée de Montesquieu

« D’après Montesquieu, les trois pouvoirs doivent rester séparés afin d’éviter l’arbitraire et de garantir la liberté des citoyens, nous explique en préambule Benjamin Hoffmann. À cet égard, nul des trois pouvoirs n’est censé dominer les autres, leur équilibre étant essentiel à la préservation de la liberté politique. Il se trouve que dans nombre de pays, y compris dans ceux qui ont pu se rapporter à la pensée de Montesquieu au moment de fonder leur tradition politique, nous assistons aujourd’hui à une remise en cause préoccupante de la séparation et de l’indépendance des pouvoirs. À titre personnel, il me semble que la condamnation de Marine Le Pen est un signe de bonne santé démocratique car les pays où le personnel politique échappe à ses responsabilités face à la justice ne méritent pas le nom de démocratie. »

Ne pas oublier l’infraction lourde à l’origine de la condamnation

De nombreuses voix se sont élevées, dès lundi, pour dénoncer la décision du tribunal. On trouve parmi elles, des personnalités qui se rattachent à ce que l’on pourrait appeler une internationale populiste, animées par des passions antidémocratiques, qui ont attaqué le supposé « Gouvernement des juges ». Mais des responsables politiques, de droite comme de gauche, des avocats peu suspects de complaisance à l’égard de l’extrême droite – on pense à maître Alain Jakubowicz, ancien président de la LICRA – ont aussi alerté l’opinion sur la situation ainsi créée, le fait que l’appel ne soit pas suspensif ouvrant la porte à toutes sortes de procédures exceptionnelles. « Je remarque que l’on s’insurge volontiers contre la gravité de cette condamnation, gravité dont personne ne doute en raison de son impact potentiel sur l’issue de la prochaine élection présidentielle en France, nous déclare Benjamin Hoffmann. J’observe cependant que l’on passe un peu vite sur l’infraction lourde qui est à l’origine de cette condamnation et dont la gravité vient précisément d’être établie par le travail de la justice. Dans le cas qui nous occupe, les juges n’ont fait qu’appliquer la loi, une loi dont la sévérité est le résultat d’une décision politique et non d’un quelconque arbitraire des juges. »

La peine d’inéligibilité

Chacun le sait désormais, avant le vote de la loi dite Sapin II –  relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique – le prononcé de la peine complémentaire d’inéligibilité à l’encontre de toute personne condamnée pour une infraction d’atteinte à la probité n’était pas obligatoire. C’est précisément le vote de cette loi qui a rendu obligatoire le prononcé d’inéligibilité. « Parler d’une dictature des juges comme on le fait dans les médias, c’est tordre les faits afin qu’ils correspondent à une idéologie ; et la réécriture des faits est l’un des principaux outils employés en faveur des luttes antidémocratiques, estime Benjamin Hoffmann. Rien n’empêchera le Rassemblement national de mettre en avant une autre candidate ou un autre candidat.

Ne devrait-on pas se réjouir que, conformément à l’idéal d’égalité porté par la démocratie, nul ne soit au-dessus des lois ? Quant à ceux qui évoquent d’autres hommes politiques qui traînent des affaires sur lesquelles les tribunaux ne se sont pas encore prononcés afin de s’insurger que Marine le Pen ait été condamnée avant eux, il faut leur donner raison sur le principe mais non sur la conclusion qu’ils en tirent ; il faut réclamer avec eux plus de justice, quel que soit le parti concerné, afin que nul dans le paysage politique n’échappe à ses responsabilités en cas d’infraction ».

La démocratie et l’autoritarisme

Avouons-le, nous avons pu penser que le clivage traditionnel entre pays protestants et pays catholiques aiderait à comprendre les tensions qui surgissent actuellement. Au sein de ceux-là, domine l’idée que la politique et la morale doivent marcher de pair, que les élus doivent se montrer dignes et responsables du mandat qu’ils ont reçus. Au sein de ceux-ci, la conscience de la faiblesse morale des êtres entraîne les citoyens à considérer que la morale n’est pas située au-dessus de la politique. Est-ce toujours le cas de nos jours ? « Je pense que cette grille de lecture n’est plus pertinente pour interpréter le paysage politique actuel, estime encore Benjamin Hoffmann, en raison de la dissolution de ces traditions religieuses et morales, jadis largement uniformes, au sein des grands mouvements migratoires, économiques et culturels qui brassent les sociétés modernes.

Ce qui me semble en revanche plus pertinent que ce clivage afin de penser la réalité politique contemporaine, c’est la division du monde en deux camps dont le contraste est chaque jour plus accusé, celui de la démocratie et celui de l’autoritarisme. D’un côté, il existe les pays qui s’efforcent de faire vivre un idéal démocratique quoique sa mise en œuvre soit nécessairement imparfaite ; et de l’autre, les pays qui s’autorisent des failles de la démocratie pour présenter l’autoritarisme comme un remède simple à des problèmes complexes. » Et notre interlocuteur de citer la célèbre maxime attribuée à Churchill : La démocratie est la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres qui ont été essayées. Pour cet universitaire, croire en la démocratie, c’est croire en elle malgré tout mais aussi, de plus en plus à notre époque, envers et contre tous, alors que l’autoritarisme est un système pernicieux où personne ne fait l’expérience d’un bonheur ni d’une prospérité stables, pas même le maître ou ses plus proches alliés. 

Marine Le Pen est-elle une lectrice de Montesquieu ? Poser la question, c’est déjà répondre.  

A lire : « De l’esprit des lois », Montesquieu, édition présentée par Benjamin Hoffmann. Collection Quarto, Gallimard, 1120 p. 35 €

A lire aussi :

A voir aussi :