La fracture se creuse au sein de l’Union européenne entre les Etats d’Europe de l’Ouest et une poignée d’Etats d’Europe centrale, anciennement sous le joug soviétique, qui ont rejoint la communauté en 2004. Les dirigeants européens supportent de moins en moins bien les provocations du premier ministre hongrois Viktor Orban et, à un degré moindre, de l’homme fort du régime polonais, Jaroslaw Kaczynski, vice-président du Conseil des ministres, qui bafouent allégrement les principes de la démocratie libérale au nom des valeurs « illibérales » dont ils se réclament. C’est Viktor Orban qui a théorisé, dans un célèbre discours prononcé en 2014 en Transylvanie, cet « illibéralisme », une notion empruntée au journaliste américain Fareed Zakaria qui dénonçait, à travers ce mot, des atteintes à l’Etat de droit par des gouvernements démocratiquement élus.
Tout en acceptant des élections libres, qui rendent possibles les alternances au pouvoir, ces gouvernements combattent en effet tous les contre-pouvoirs – en particulier ceux de la justice et des médias – qui sont au cœur de la démocratie libérale. « Une démocratie n’est pas nécessairement libérale », explique Viktor Orban. Pour le premier ministre, les sociétés fondées sur le libéralisme ne sont pas capables de soutenir la compétition mondiale. Les électeurs hongrois attendent donc de leurs dirigeants qu’ils inventent et mettent en œuvre « une nouvelle forme d’organisation de l’Etat » qui rendra à celui-ci sa compétitivité. « La nation hongroise, dit-il encore, n’est pas une simple somme d’individus mais une communauté qui a besoin d’être organisée, renforcée, développée ». C’est le pouvoir exécutif qui, dans cette conception, impose sa loi. Tout ce qui risque de l’affaiblir doit être refusé.
Les droits des homosexuels
La plupart des chefs d’Etat et de gouvernement européens se sont émus des dérives autoritaires entraînée par cette vision de la démocratie, une vision d’autant plus inquiétante que Viktor Orban ne craint pas de donner en exemples des pays comme Singapour, la Russie, la Chine ou la Turquie. L’Union européenne a protesté contre les pratiques anti-démocratiques du premier ministre, mais elle l’a fait, dans un premier temps, sans élever vraiment la voix dans l’espoir que la Hongrie, dûment chapitrée, rentrerait dans le rang. Constatant que ses admonestations restaient sans effets, elle a décidé de hausser le ton face à la mise en cause par Budapest des droits des homosexuels. Dix-sept Etats, dont l’Allemagne et la France, ont dénoncé une atteinte à l’égalité et aux « valeurs fondamentales » de l’UE tandis que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, considérait la nouvelle loi hongroise comme « une honte ».
Ce dernier épisode des relations entre l’Union européenne et la Hongrie est le signe d’une division préoccupante entre les deux parties de l’Europe. On peut comprendre que l’Europe centrale, cette « zone incertaine de petites nations entre la Russie et l’Allemagne », selon l’écrivain Milan Kundera dans son célèbre article publié par la revue Le Débat en 1983, « l’Occident kidnappé », défende des valeurs différentes de celles de l’Europe occidentale, des valeurs liées aux tragédies de l’histoire. La petite nation, souligne Milan Kundera, est « celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître et qui le sait ». Le passé dramatique de cette partie du Vieux Continent est l’un des facteurs du nationalisme exacerbé qui la dresse contre le projet européen, malgré son adhésion à l’Union.
La Hongrie a évidemment le droit, comme les autres pays, de choisir sa propre voie et de préférer aux valeurs des Lumières la nostalgie d’un ordre social fondé sur la religion, la famille, la patrie. Mais à la condition que ces préférences n’entrent pas en contradiction avec les principes de l’Union européenne, auxquels elle a souscrit et qu’elle viole expressément en se dérobant aux règles de l’Etat de droit. Certains dirigeants européens menacent de l’exclure de la communauté pour transgression des normes européennes. Avant d’en arriver à la sanction suprême, mieux vaudrait, comme l’a dit Emmanuel Macron, engager une véritable « bataille culturelle » pour tenter de convaincre ceux qui, en Hongrie ou ailleurs, se réclament d’un « illibéralisme » contraire aux exigences de la démocratie telles que les traités européens les ont énoncées.
En attendant, puisque les démocraties « illibérales » respectent encore le suffrage universel, les électeurs auront leur mot à dire, en Hongrie dès 2022 et en Pologne l’année suivante.
Cet article est publié également sur le site boulevard-exterieur.com