La crise du coronavirus, qui a notamment pour conséquence la fermeture des frontières extérieures, et parfois intérieures, de l’Europe, a fait passer provisoirement au second plan la question migratoire. Mais l’afflux des réfugiés chassés de Syrie continue de mettre à l’épreuve les valeurs de solidarité défendues par l’Union européenne. La rupture du pacte qu’elle a signé avec la Turquie en 2016 et qui la protégeait en partie des flux migratoires venus du Moyen-Orient l’oblige à remettre en chantier sa politique d’asile et d’immigration. Elle ne peut sans se renier louvoyer entre l’altruisme de ses principes et la réalité de ses pratiques.« Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». C’est ce qu’affirme solennellement l’article 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans une tribune publiée par Le Monde, plus de soixante intellectuels issus d’une dizaine de pays européens appellent au respect de cette règle de base des sociétés démocratiques. « Que vaut l’Europe, demandent-ils, si elle se fait l’ennemie de ce droit premier et fondamental ? ». Pour eux, l’Europe a le devoir d’accueillir les réfugiés qui se pressent à ses frontières parce qu’ils fuient « l’horreur d’une guerre menée contre eux par un Etat criminel ». Si elle ne le fait pas, elle n’échappera pas « à la honte et au déshonneur ».
Les signataires de l’appel ne sont pas des militants irresponsables ou des « droits-de-l’hommistes » irréfléchis mais des philosophes, des historiens, des écrivains reconnus, tels que les Allemands Jürgen Habermas et Axel Honneth, les Français Edgar Morin et Pierre Rosanvallon, les Italiens Massimo Cacciari et Roberto Saviano. Loin d’être des anti-Européens ou des eurosceptiques, ils partagent une même sympathie pour le projet européen, à condition que celui-ci s’inscrive dans la tradition des droits de l’homme. « La construction européenne, née des catastrophes identitaires du XXème siècle, n’a pour légitimité, disent-ils, que le respect du droit qui la fonde ».
A la frontière gréco-turque
Cette vigoureuse mise en garde adressée aux Européens par quelques-uns des intellectuels les plus prestigieux du Vieux continent a pour point de départ la situation catastrophique des réfugiés bloqués à la frontière grecque après que la Turquie a décidé de laisser partir vers l’Europe ceux qu’elle retenait sur son territoire. L’Etat turc s’était en effet engagé auprès de l’Union européenne, il y a quatre ans, contre une aide de 6 milliards d’euros, à accueillir les migrants chassés de Syrie par la guerre et candidats au départ vers l’Europe.
Ankara dénonce aujourd’hui ce pacte migratoire, allant même jusqu’à encourager les demandeurs d’asile à se rassembler aux portes de la Grèce, où ils sont refoulés sans ménagement. L’objectif du président turc Recep Tayyip Erdogan n’est pas seulement de décharger son pays d’une partie du fardeau que fait peser l’afflux des migrants, notamment depuis la crise d’Idlib, il est aussi et surtout de faire pression sur les Européens pour que ceux-ci lui apportent leur soutien en Syrie au moment où la Turquie est en difficulté sur le terrain face à l’alliance renforcée entre Vladimir Poutine et Bachar Al-Assad.
L’accord remis en cause par Ankara a été plutôt un succès pour l’Union européenne. Il a eu pour effet de diminuer d’une façon significative le nombre des migrants accueillis en Europe, ce qui était le but recherché, et d’atténuer ainsi, grâce à la collaboration de la Turquie, les conséquences du conflit syrien. Mais il n’a apporté qu’une solution à court terme. Les défenseurs des droits de l’homme reprochent aux Européens de s’être défaussés de leurs responsabilités sur les Turcs sans se donner les moyens de définir une politique migratoire à long terme qui serait seule susceptible de répondre au défi.
La « forteresse » européenne
Le pacte avec la Turquie a permis à l’Union européenne de gagner du temps. Malheureusement ce temps n’a pas été mis à profit pour élaborer une position commune aux Etats membres sur un sujet qui les divise profondément. Tout se passe comme si la fermeture des frontières était devenue la principale réponse aux flux migratoires. En remerciant la Grèce pour son rôle de « bouclier » de l’Europe face aux réfugiés venus de Turquie, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a clairement laissé entendre que la « forteresse » européenne n’était pas prête à s’ouvrir à ceux qui lui demandent asile.
Il faut reconnaître qu’il n’est pas facile aux Etats membres de s’entendre sur une attitude qui allie la générosité au réalisme. Comment associer l’impératif d’humanité à l’égard des réfugiés et celui de protection due aux citoyens de l’Union ? Les gouvernements européens n’ont pas tort de redouter qu’une politique jugée laxiste par une partie des opinions publiques n’apporte de l’eau au moulin des partis populistes dont la progression est déjà forte dans la plupart des pays européens. Il n’empêche que des populations contraintes à l’exil par les violences dont elles sont victimes ont besoin de la solidarité des Européens. Il n’y a pas de réponse simple à leurs demandes. On ne peut pas pour autant les abandonner à leur triste sort. Il y va de la crédibilité de l’Union européenne.